Verniana — Jules Verne Studies / Etudes Jules Verne — Volume 8 (2015–2016) — v–viii

Editorial

Marie-Hélène Huet

Dans une conférence donnée en 1969, et dans laquelle il soulignait la différence entre écrivain et auteur, Michel Foucault explorait les facteurs socio-culturels à l’œuvre dans ce qu’il désignait alors comme la fonction-auteur. Ce texte de Foucault éclaire le prodigieux succès de Jules Verne comme créateur, comme nom, et comme le produit le plus réussi de la maison Hetzel. Il nous invite également à reconsidérer la nature particulière de l’œuvre vernienne.

Les études verniennes ont longtemps exploré cette question, quoique de points de vue radicalement différents. Les recherches biographiques et textuelles ont permis de nombreuses découvertes, complétées par la publication de la correspondance de Verne avec ses éditeurs, la mise en ligne des manuscrits et la possibilité de consulter les riches archives des bibliothèques de Nantes et d’Amiens. Des revues verniennes ont récemment offert de nouvelles informations sur l’entourage de Jules Verne, sa famille et ses amis, ce qui nous donne une meilleure idée de l’environnement dans lequel il a grandi et a mûri comme écrivain. Par ailleurs, les chercheurs se sont penchés sur l’œuvre même avec une attention renouvelée, visant à mieux comprendre le procédé même de l’écriture vernienne. Mais lorsqu’il s’agit de retracer la conception d’une œuvre, comment saisir avec précision l’idée initiale ou le développement du récit ? Les manuscrits offrent un point de départ incontournable pour les études génétiques et pour William Butcher qui a méticuleusement étudié les diverses étapes de plusieurs manuscrits importants et souligné les interventions d’Hetzel. Prédisons que les débats sur les relations entre Jules Verne et son éditeur sont loin d’être clos. Cette récente contribution de William Butcher aux études verniennes, Jules Verne, les manuscrits déchiffrés, est commentée dans ce numéro par Jean-Michel Margot.

Mais peut-on dire d’une œuvre qu’elle débute toujours avec le manuscrit ? Que se passe-t-il avant que le premier mot apparaisse sur la page blanche, avant que l’intrigue ne prenne forme dans l’esprit de l’écrivain ? Nous ne pourrons jamais saisir l’instant fugace où une image, une discussion, une impression éphémère se combinent et donnent la première idée d’un roman, mais l’exploration des multiples sources des œuvres de Verne produit des résultats riches et surprenants, comme Alex Kirstukas le montre dans son enquête approfondie sur les modèles de Robur. L’analyse de ces sources révèle également certaines des convictions de l’auteur ; elle enrichit certainement notre compréhension d’un héros notoirement complexe.

Pour tous les lecteurs qui ont découvert Jules Verne dans les volumes illustrés de la collection Hetzel, ou dans leur reproduction, les livres eux-mêmes en sont venus à représenter beaucoup plus qu’une merveilleuse histoire. Le rêve de pouvoir posséder une collection complète des cartonnages originaux — ou seulement quelques-uns ! — est malheureusement au-delà des moyens de la plupart des verniens, mais heureusement de nombreuses rééditions ont réussi à recréer la magie du texte et des images. Les livres ont leur propre histoire, de même que les illustrations devenues inséparables des héros les plus improbables de Jules Verne : l’une des plus étonnantes, sans aucun doute, est cette gravure qui représente, à la une d’un journal, Impey Barbicane et J.-T. Maston en route pour le pôle nord, et confortablement assis dans le ventre d’une baleine pour une partie d’échecs. Terry Harpold révèle ici l’histoire du remarquable dessin de Sans dessus dessous. Elle se lit comme une formidable enquête. Je vois aussi dans cet article une invitation à se pencher plus souvent et plus longuement sur la place et le rôle des illustrations dans les romans de Verne.

Quand je pense à l’œuvre que nous a laissée Jules Verne, une remarque, entendue autrefois à propos de la littérature populaire, me revient souvent à l’esprit : qu’une œuvre reste vivante non seulement lorsqu’elle continue d’être lue, mais aussi utilisée, transformée, voire « trahie », d’une manière que son auteur n’aurait jamais pu anticiper ; inversement, les œuvres dont la signification a été pleinement fixée une fois pour toutes, ces œuvres-là sont mortes. Ce numéro de Verniana nous donne deux exemples parfaits de la vitalité de l’héritage vernien et de sa capacité à s’adapter à des genres et modes d’expressions artistiques différents. Quand une compagnie électrice française et un géant technologique japonais empruntent aux œuvres de Jules Verne ou à leurs illustrations les principes d’une campagne publicitaire, ils produisent une image hybride qui capture l’esprit d’aventure des Voyages Extraordinaires et contribue aussi à l’aspect mythique de l’œuvre. Comme le montre Jean-Claude Bollinger, un brillant détournement peut être aussi un hommage.

Pour toute une génération de jeunes enthousiastes, nous le savons, l’épisode le plus frappant de Vingt mille lieues sous les mers, impliquait un poulpe géant artistiquement recréée par les studios Disney. Dans un ouvrage incontournable, Hollywood presents Jules Verne, Brian Taves nous offre l’histoire et l’examen le plus complet qui soit des quelques 300 versions filmées ou télévisées inspirées par les œuvres de Jules Verne. Comme il le montre, la complexité de ces adaptations révèle tout un univers cinématique, avec son propre système de références, aussi riche et surprenant que les Voyages Extraordinaires eux-mêmes. Jean-Michel Margot donne ici un compte-rendu de cet ouvrage.

Dans le vaste domaine des études verniennes, ce numéro de Verniana illustre non seulement les multiples façons d’approcher l’œuvre de Jules Verne, mais aussi le pur plaisir de se plonger dans une aventure qui nous invite à voyager à la recherche de cette intangible qualité qui donne vie à un héritage. Certes, des questions difficiles restent à résoudre, dont un certain nombre ont été soulevées dans les précédents éditoriaux : la prolifération sur internet de traductions médiocres, sinon absurdes, la difficulté de maintenir à jour les données bibliographiques. Il est vrai que dans un champ d’études toujours plus ouvert — et de nombreux chercheurs en ont fait la remarque — les répétitions sont inévitables, d’autant que de nouvelles recherches paraissent dans de nombreux pays et que les traductions ne sont pas toujours disponibles. Verniana n’a pas encore épuisé les multiples innovations médiatiques qui lui sont désormais accessibles. Mais la durable popularité des Voyages Extraordinaires mérite d’être célébrée, et Verniana reste un lieu de rencontre privilégié où lecteurs, chercheurs et admirateurs, verniens de tous bords, échangent leurs idées, et dévoilent toujours un peu plus les secrets de l’écrivain le plus innovateur de son époque.