Il y a cinq ans, dans le volume 2 de Verniana (p. 203-208), Jean-Pierre Picot introduisait un roman de Jules Verne publié en France, en français, mais présenté par un spécialiste non francophone, ne résidant même pas en France:
Voici la première fois que le récit le plus universellement célèbre de Jules Verne paraît sous la forme d’une véritable édition critique, établie et annotée par un vernien « de l’étranger », et de surcroît en une collection de poche.
Et voici que William Butcher récidive.
Cette fois-ci, c'est Voyage au centre de la terre qu'il a pris soin de détailler et de décortiquer pour le lecteur francophone, comme il l'avait fait en 1992 pour le lecteur anglophone. [1]
Il ne s’est pas contenté ici de traduire en langue française les notes et commentaires dont il avait accompagné, voilà vingt-deux ans, sa traduction en anglais de Voyage au centre de la terre : c’est un travail nouveau et inédit que le lecteur francophone a ainsi à sa disposition. [2]
Vingt-deux ans plus tard, la richesse d'informations supplémentaires peut se mesurer en nombre de pages. 250 notes au lieu de 115, une introduction qui passe de 23 à 25 pages, la chronologie vernienne grandit de 4 à 10 pages et la bibliographie occupe 5 pages au lieu de 2. Et un nouveau chapitre voit le jour: 13 pages consacrées au manuscrit du roman [3].
Le lecteur francophone, ainsi privilégié par une quantité énorme d'informations au sujet d'une des plus importantes oeuvres de la littérature française [4], bénéficie de tous ces détails accumulés par William Butcher au cours de ses recherches.
Les trois éditions (1992, 1998 et 2008) du Voyage au centre de la terre en anglais traduit et annoté par William Butcher
Précédant le texte vernien, la préface de Butcher apporte sa contribution à la recherche vernienne par des opinions et des points de vue personnels. Il s'agit d'un texte entièrement nouveau, sans relation avec son “Introduction” en anglais publiée vingt-deux ans plus tôt.
L'édition de février 2014 dans la collection Folio classique
Comparée aux autres apports de Butcher pour cette édition, la préface en constitue la partie la plus agréable à lire. Se refusant à tout commentaire traditionnel, Butcher renseigne le lecteur sur l'existence d'un manuscrit, présente les aspects autobiographiques de l'oeuvre, développe une relation étroite entre Voyage au centre de la terre et Voyages et aventures du capitaine Hatteras, et par des allusions à d'autres oeuvres verniennes et des événements contemporains, réussit à résumer le roman tout en l'analysant en profondeur.
Le sous-titre de l'oeuvre de Jules Verne, selon son éditeur Hetzel, est Voyages dans les mondes connus et inconnus [5]. Même si ce sous-titre a vu le jour après la première parution de Voyage au centre de la terre, ce roman plaque parfaitement avec ce sous-titre. Le début et la fin de l'itinéraire ont lieu dans un monde connu, la surface de notre globe, en Allemagne, au Danemark, en Islande et en Italie. Toute la partie centrale du roman se passe dans un monde inconnu, à l'intérieur de l'écorce terrestre. Verne décrit fidèlement les parties connues, en Allemagne et au Danemark, qu'il avait visitées lui-même, comme le souligne fort bien Butcher. Pour l'Islande, que Verne n'a jamais visitée, ses sources sont plus sujettes à caution. En effet, on peut se demander s'il vérifiait ses sources lorsque c'était possible, ou si, au contraire, il faisait confiance au premier document qui lui tombait sous la main et avait l'air sérieux. Un simple exemple: le point d'entrée vers le centre de la terre, que Verne nomme Snæfell est en réalité le Snæfellsjökull [6], terme islandais qui signifie “Glacier du Snæfell”, situé à l'extrémité ouest de la presqu'île de Snæfellsnes. Le nom n'a pas changé depuis le dix-neuvième siècle. Verne avait-il conscience de ces particularités linguistiques, lui qui fait parler le guide islandais Hans Bjelke en suédois, alors qu'il prétend dans le roman que ce personnage s'exprime en danois? [7]. Avec quelle rigueur Verne vérifiait-il ses sources et les recoupait-il entre elles? La pratique montre que Verne se trompe souvent, confondant nord et sud, est et ouest, introduisant des erreurs de dates, etc. Butcher ne s'y est pas laissé prendre et surtout dans les notes, relève ce type d'erreur.
Sous le titre de “Dossier” [8], Butcher ouvre, après le roman, un coffre aux trésors ou une boîte de Pandore... cela va dépendre de l'humeur et des connaissances verniennes du lecteur.
Il débute avec une biographie chronologique de Jules Verne, datant les importants événements de la vie du dramaturge et romancier, les commentant en apportant des faits nouveaux pour le non-spécialiste de Jules Verne et utilisant le conditionnel chaque fois qu'un fait suggéré ne pourrait être prouvé. Cette “Chronologie” ne va rien apporter au spécialiste vernien qui a à sa disposition les deux meilleurs biographies aujourd'hui disponibles, dont aucune malheureusement n'est en français [9].
Les trois pages suivantes sont, comme le titre l'indique, une “Orientation bibliographique”, contenant un choix subjectif des principales éditions du roman entre 1864 et 1919 et des principales analyses du roman publiées jusqu'à aujourd'hui. Il est intéressant de savoir qu'avant cette édition si bien annotée et commentée de Butcher chez Folio, plusieurs spécialistes. Simone Vierne et Jean-Pierre Goldenstein en France, Volker Dehs en Allemagne et William Butcher lui-même, habitant Hong-Kong, mais publié aux Etats-Unis, s'étaient déjà penchés, avec succès, sur Voyage au centre de la terre [10]. Une bibliographie fournie [11] est un des moyens pour éviter ce que les éditeurs de Verniana ont regretté dans plusieurs éditoriaux: les publications sur Jules Verne mal documentées, rédigées par des pseudo-spécialistes ignorant les recherches verniennes passées. Dans son éditorial du volume 6, Butcher lui-même écrit :
Il n'est pas surprenant, au vu des encyclopédies, des rarissimes films à visée documentaire mais universellement apocryphes, et d'autres réductions au plus petit dénominateur, que s’en suivent des malentendus hilarants (même chez les maisons d'édition prestigieuses), des décalages, des distorsions, des détournements, en un mot une corruption du vrai Verne.
Et dans son éditorial du volume 1, Daniel Compère détaille davantage :
En ayant ainsi essayé de présenter plusieurs fois une synthèse de la recherche sur Jules Verne et en regardant l’évolution de ces bilans, je suis frappé par trois tendances de plus en plus marquées.
D’abord, la diversité : les publications sur Jules Verne portent sur tous les sujets imaginables et donnent une véritable impression d’éparpillement. Pour un nouveau lecteur, selon l’ouvrage sur lequel il va tomber (c’est le mot !), il pourra croire que l’œuvre de Verne relève des technologies, de la médecine, de la psychiatrie, etc. Heureusement, il existe aussi de véritables recherches littéraires, publications de documents, etc.
Ensuite, la confusion : il existe souvent dans ces publications une confusion entre le roman et la réalité (on va reprocher à l’auteur de se tromper sur un fait alors qu’il se situe dans le champ de l’imaginaire) et une confusion entre l’œuvre et son auteur. Je le dis encore une fois : l’écrivain Jules Verne qui prend son porte-plume et qui s’assied à son bureau devant une feuille de papier ne se confond pas avec le narrateur qui, à l’intérieur d’un roman, raconte l’histoire et qui appartient, lui, au domaine de la fiction. J’ajoute aussi un phénomène qui prend de l’ampleur : la grande confusion entre les différentes versions des textes (sans aborder la question des manuscrits et des romans posthumes) : bien souvent, il n’est pas précisé de quel texte il est question. Or, nous savons qu’il existe des versions multiples pour un certain nombre de romans de Jules Verne. Par exemple, si l’on étudie ou si l’on écrit la préface d’une réédition de Voyage au centre de la terre, parle-t-on de la première édition de 1864 ou de la deuxième de 1867 dans laquelle plusieurs chapitres ont été ajoutés ?
Enfin l’ignorance : en dépit des bibliographies, des lieux de documentation, des publications diverses, je constate dans un certain nombre de publications une ignorance des travaux antérieurs, sans parler de ceux qui publient un article sur un sujet qu’ils croient découvrir alors que le même sujet a déjà été traité quelques années auparavant. A cet égard, l’année 2005 avec son avalanche de publications est révélatrice de cette tendance fâcheuse que l’on pourrait assimiler à celle d’un voyageur qui s’avance sur un terrain sans cartes ni boussole.
Les deux parties suivantes du “Dossier” sont les plus fascinantes pour le spécialiste vernien. Dans sa “Notice sur la genèse du roman”, Butcher insère le développement de Voyage au centre de la terre dans la vie quotidienne de Verne. Se basant principalement sur la correspondance, on découvre l'interaction avec son éditeur, Hetzel, et la superposition temporelle de la rédaction d'oeuvres comme Cinq semaines en ballon, Le Comte de Chanteleine, Voyage en Angleterre et en Ecosse ou Voyages et aventures du capitaine Hatteras.
Les quatre sources avouées par Jules Verne sont présentées et les autres traquées par Butcher, aussi bien dans le domaine de la géologie que dans celui des récits de voyages (réels ou fantaisistes). Au niveau littéraire, il rappelle les analogies entre le roman vernien et Laura, voyage dans le cristal de George Sand. La cryptographie n'est pas oubliée avec le coup de chapeau obligatoire à Edgar Poe, et les différentes éditions contemporaines du roman sont présentées et analysées, et, à nouveau, à chaque doute, Butcher emploie le conditionnel ou l'expression “semble(nt) être (ou présenter)”.
Bon nombre de lecteurs seront sans doute surpris d'apprendre que Verne (par deux fois d'ailleurs) a dû se présenter devant les tribunaux, accusé de plagiat et de diffamation. Les spécialistes font référence à ces deux affaires d'après le nom du plaignant, Pont-Jest dans le permier cas, Turpin dans le second. Si le second concerne Face au drapeau, où Verne fut défendu par le futur président de la République française, Raymond Poincaré, le premier concerne Voyage au centre de la terre et il est piquant de savoir que René de Pont-Jest (de son vrai nom Léon-René Delmas) était le grand-père maternel de Sacha Guitry. Le thème de la Terre creuse était dans l'air depuis les débuts du dix-huitème siècle [12]. Il n'est donc pas surprenant qu'une affaire de plagiat ait vu le jour impliquant cette utopie de la Terre creuse. Il a fallu que cela tombe sur Voyage au centre de la terre, roman accusé d'être le plagiat de La Tête de Mimer, roman de Pont-Jest, publié en 1863. Jules Verne avait rédigé lui-même un dossier sur cette affaire, ce qui en fait le seul texte à aspect purement jurique du romancier, licencié en droit en 1850 [13]. Cette affaire, qui a empoisonné la vie des deux Jules (Hetzel et Verne) pendant une quinzaine d'années, aurait mérité quelques développements au niveau de la chronologie et de l'histoire de la rédaction du Voyage au centre de la terre.
Les réflexions suivantes s'attachent aux différences présentées par les éditions contemporaines du roman et introduisent le chapitre suivant du “Dossier”: “Notice sur le manuscrit”. Cette partie est la plus fascinante de l'apport butchérien au roman de Jules Verne. Ayant eu le privilège de consulter et d'analyser un tiers du manuscrit du roman “actuellement conservé dans une collection privée américaine”, Butcher tente de clarifier ce noeud gordien qui, à travers trois étapes successives (un roman de 41 chapitres qui passe à 43 et enfin à 45 au cours des années), évolue et s'enrichit au gré des variantes, corrections, modification et adjonctions dans le texte, pour devenir le roman offert au public dans cette édition, clôturée par 250 notes explicatives du texte vernien.
Par la richesse d'informations contenues dans ce volume, cette édition s'adresse évidemment aux spécialistes, aux étudiants et aux personnes curieuses d'en savoir davantage sur Voyage au centre de la terre. Mais par son format pratique (édition de poche), ce volume peut tout aussi bien être destiné au lectorat populaire qui préfère encore le livre aux éditions électoniques à consommer sur le chemin du travail, au milieu de la foule des transports publics.
Comparé avec l'édition du Tour du monde en quatre-vingts jours que William Butcher avait introduite chez Folio en 2009, ce volume du Voyage au centre de la terre, dans la même collection, apporte au lecteur un ensemble d'informations, de faits et d'hypothèses de qualité semblable, sinon supérieure. Si le roman du Tour du monde, avec ses deux manuscrits, sa publication en feuilleton et l'aspect de l'antériorité de la pièce par rapport au roman, a déjà représenté un tour de force à introduire pour le public francophone, le Voyage, avec un seul manuscrit connu et aucune publication sous forme de feuilleton, mais avec ses variantes au niveau du texte et ses différentes éditions contemporaines, est aussi une véritable gageure à présenter. Et William Butcher s'en est fort bien sorti.
On ne peut que féliciter Gallimard d'avoir offert au public, dans sa collection Folio, deux importants romans français présentés et annotés par “un vernien de l'étranger”, non francophone de surcroît, brisant ainsi un tabou hexagonal qui veut que seul(e) un(e) universitaire français soit capable de disséquer une oeuvre de la littérature française pour le public francophone.
Notes
- Jules Verne. Journey to the Centre of the Earth. New York, Oxford University Press, World's
Classics, 1992, 234 p.
Jules Verne. Journey to the Centre of the Earth. New York, Oxford University Press, World's Classics, 1998, 234 p.
Jules Verne. Journey to the Centre of the Earth. New York, Oxford University Press, World's Classics, 2008, 234 p. ^ - Jules Verne, Voyage au centre de la terre. Edition de William Butcher, Illustrations par Riou. Paris, Gallimard, Collection folio classique no 5724, février 2014, 460 p., ISBN : 978-2-07-044360-4. ^
- Ce chapitre reprend un article de William Butcher publié en 1990 (référencé d'ailleurs dans la partie bibliographique) et est disponible en ligne à http://www.ibiblio.org/julesverne/articles/long-lost%20ms.htm. ^
- Voyage au centre de la terre a été choisi comme premier roman de Jules Verne lorsque ce dernier fut accepté comme auteur pour l'agrégation. ^
- “Avertissement de l'éditeur” paru au début de Voyages et aventures du capitaine Hatteras, Paris, Hetzel, 1967. ^
- Le cryptogramme de Saknussem contient l'expression “cratère du Yocul de Snæfell”. ^
- Robert Pourvoyeur. “Quelle langue parlait Hans Bjelke?”. Bulletin de la Société Jules Verne, vol. 8, no 31, juillet-décembre 1974, p. 176-177. ^
- Ce “Dossier” occupe près de 20 % du volume et contient les parties suivantes: Chronologie, Bibliographie, Notice sur la genèse du roman, Notice sur le manuscrit, Notes. ^
- William Butcher. Jules Verne. The Definitive Biography. Introduction by Arthur C. Clarke. New York, Thunder's Mouth
Press, 2006, XXXII + 370 p.
Volker Dehs. Jules Verne. Eine kritische Biographie. Düsseldorf und Zürich, Artemis & Winkler Verlag, 2005, 548 p. ^ - Comme notre regretté ami Walter James Miller l'avait écrit: “Amazon will get you there” (Amazon va vous y conduire). ^
- Edward J. Gallagher, Judith A. Mistichelli, John A. van Eerde. Jules Verne: A Primary and Secondary Bibliography. Boston, G.K. Hall & Cie., 1980, 480 p.
Jean-Michel Margot. Bibliographie documentaire sur Jules Verne. Amiens, Centre de documentation Jules Verne, 1989, IV+334 p.
Volker Dehs. Bibliographischer Führer durch die Jules-Verne-Forschung. Guide bibliographique à travers la critique vernienne. 1872-2001. Wetzlar, Förderkreis Phantastik in Wetzlar e.V., 2002, 438 p. ^ - Pierre Versins. Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction. Lausanne, L'Age
d'homme, 1972, 1000 p.
Guy Costes & Joseph Altairac. Les Terres creuses : Bibliographie commentée des mondes souterrains imaginaires. Amiens: encrage & Paris: Les Belles Lettres, 2006. 800 p. ^ - Avec 48 pages, l'affaire Pont-Jest a rempli presque tout le numéro 135 du Bulletin de la Société Jules Verne en 2000. L'ensemble est divisé en cinq parties: une introduction de Volker Dehs, la correspondance au sujet de l'affaire avec les lettres de Verne, de Hetzel et de Pont-Jest, entre autres, puis le mémoire juridique rédigé par Verne lui-même, et enfin les actes de l'audience du 10 janvier 1877, pour se terminer avec le jugement du 17 janvier 1877, au cours duquel René de Pont-Jest a vu sa demande rejetée. ^