Verniana — Jules Verne Studies/Etudes Jules Verne — Volume 6 (2013–2014) — 169–178
Submitted July 17, 2013 Published January 18, 2014
Proposé le 17 juillet 2013 Publié le 18 janvier 2014

Un entretien peu connu de Jules Verne

présenté et annoté par

Volker Dehs


Parmi les entretiens de Jules Verne, répertoriés jusqu’à présent [1], bon nombre de textes — surtout de provenance américaine et allemande — sont des plagiats amalgamés d’après des textes précédemment publiés, rarement inventés de toutes pièces. Le texte suivant, publié le 24 mai 1902 dans le numéro 3646 du quotidien La Presse (p. 5) échappe à cette règle et est dû au journaliste alsacien Fernand Hauser (1869–1941) qui a aussi été poète, romancier et auteur dramatique. Comme la plupart de ses confrères, Hauser n’évite pas les lieux communs en attribuant à Jules Verne des qualités prophétiques, mais la valeur documentaire du texte va bien plus loin. D’une part, il permet un aperçu très humain et touchant sur l’écrivain presque aveugle ; d’autre part, il se concentre sur un sujet particulier et très actuel à l’époque. Les réflexions de Jules Verne concernant la conquête de l’air ne laissent pas de surprendre et sont, par ceci même, une garantie de l’authenticité. En établissant le texte, nous nous sommes bornés à corriger quelques coquilles évidentes.

 

La Conquête de l’air

CHEZ JULES VERNE

Par Fernand Hauser

La demeure du sage. – Cinq semaines en ballon. – « Robur–le–Conquérant ».
Plus lourd ou plus léger que l’air.

Les gens d’Amiens s’enorgueillissent de leur cathédrale, de leur beffroi, de leur vieil hôtel de ville, de leur musée de Picardie, et de leurs pâtés de canard ; mais, en général, ils ignorent que dans leurs murs habite Jules Verne.

 

Page de titre et page 5 de La Presse du 24 mai 1902

 

Certes, ils savent bien que l’un de leurs concitoyens s’appelle Jules Verne, puisque ce Jules Verne est, depuis seize ans, conseiller municipal d’Amiens ; mais savent–ils que cet homme est l’auteur des Indes Noires, de Michel Strogoff, de Cinq semaines en ballon ? je ne le crois pas. Quand, en effet, je demandai, dans un café, où habitait Jules Verne, on me répondait : « Nous ne le savons pas. » Comme j’insistais, que je citais Le Tour du Monde en quatre–vingts jours, on ouvrit de grands yeux effarés.

Tout à coup, cependant, quelqu’un songe à prendre l’annuaire et cherche à la lettre J sans rien découvrir. Je le priai de chercher à la lettre V, ce qu’il fit, et, quand il eut trouvé, je l’entendis qui s’écriait :

– Ah ! c’est de Verne, le conseiller municipal, que vous parlez ; que ne le disiez–vous ? Il habite boulevard de Longueville…

Voilà la gloire…

D’un pied léger, je me rendis, en longeant le Mail, vers le boulevard de Longueville ; une petite maison aux volets clos, une petite porte à un simple battant ; je sonne, une jolie soubrette m’ouvre.

– M. Jules Verne, s’il vous plaît ?

 

Maison du 44, Boulevard Longueville, aujourd'hui Boulevard Jules Verne, à Amiens (état actuel, proche de l'état vers 1900)

 

– Monsieur rentre du conseil municipal ; je vais lui demander…

Deux minutes d’attente, puis la soubrette charmante me fait pénétrer dans un salon encombré de meubles et d’objets d’art ; le maître de la maison entre par une autre porte : « Allumez l’électricité », s’écrie–t–il. Le fait est qu’il fait ici assez noir ; les fenêtres sont fermées, les rideaux sont tirés ; les ampoules électriques s’illuminent.

– Mais allumez donc l'électricité, crie encore Jules Verne

– Mais c'est allumé, rèpond la soubrette.

– Ah ! Bien...

 

Salon de Jules Verne en 1901 (coll. Dehs)

 

Et Jules Verne vient vers moi, me prie de m’asseoir ; il s’assied lui–même dans un grand fauteuil :

– Vous le voyez, je n’y vois presque plus ; je ne vous reconnaîtrais pas… Pour soigner mes yeux, je vis dans l’ombre, chez moi ; et dehors, je porte des conserves noires ; les docteurs veulent m’opérer de la cataracte ; mais l’heure de l’opération n’est pas encore venue ; j’espère être mort avant qu’elle vienne.

– Oh ! c’est une opération très simple, et qui réussit toujours.

– Pas sur les vieux ; et j’ai soixante–quatorze ans.

– On a vu des gens devenir centenaires.

– Je ne le deviendrai pas…

Jules Verne me dit cela sur un ton rieur ; c’est le Sage qui parle, le Sage qui ne s’émeut point en songeant à l’inéluctable avenir.

On parle de choses et d’autres ; puis, je dis l’objet de ma visite.

 

Jules Verne en 1902 — photographie de L. Caron (coll. Dehs)

 

Les ballons dirigeables

– Ainsi vous êtes venus de Paris tout exprès pour me demander mon avis sur les ballons dirigeables ; mais je ne suis pas un savant ; j’ai écrit des livres sur les ballons, comme j’en ai écrit sur les sous–marins, dans le simple but d’amuser les enfants en les instruisant. Cependant, je n’ignore pas la question ; loin de là ; mais mon opinion n’est pas si importante pour qu’on se dérange… Enfin, puisque vous êtes venu… que voulez–vous que je vous dise ; mon avis est que c’est de la folie, que vouloir se diriger dans les airs dans un appareil plus léger que l’air, c’est–à–dire, ne pouvant lutter contre le vent ; on ne peut sortir, avec un ballon comme celui de M. Santos–Dumont [2] que par un temps exceptionnellement beau ; le moindre vent de sept mètres à la seconde, et vous ne vous dirigez plus… Et puis, s’élever dans les airs, dans un ballon gonflé d’hydrogène, avec, tout près de ce gaz, un moteur qui peut s’enflammer, mais c’est voyager en compagnie de la mort… Ce malheureux Severo [3] nous l’a prouvé ; ce qui lui est arrivé aurait pu arriver à M. Santos–Dumont ; le moteur de Severo était plus près du ballon que celui de Santos–Dumont ; c’est exact ; mais l’accident eût pu survenir pour l’un comme pour l’autre ; ce qui a sauvé M. Santos–Dumont, jusqu’ici, c’est qu’il est aéronaute, qu’il sait se servir de son appareil ; mais qu’une explosion arrive, et il tombera, comme Severo…

Car enfin, je ne voudrais décourager aucun inventeur ; mais il est bon de répéter que l’air n’est pas un élément comme l’eau ou comme la terre [4] ; qu’une [sic] automobile se détraque sur la route ; elle a encore un point d’appui, qui est la terre ; qu’un bateau soit désemparé par l’ouragan, il a encore un point d’appui, qui est la mer ; mais dans l’air, que quelque accident se produise, et vous tombez… Et c’est épouvantable…

Il y a le plus lourd que l’air…

Voilà trente ans, j’ai fondé, avec Nadar, la Société du plus lourd que l’Air ; c’est vous dire que mon avis est celui–ci : « On ne peut trouver la direction dans l’air que par le plus lourd que l’air. » Et cela est de toute évidence ; l’oiseau est plus lourd que l’air ; et l’oiseau vole et se dirige.

 

Nadar (Gaspard–Félix Tournachon, 1820–1910) en 1862 — lithographie du Musée français (Coll.Dehs)

 

Un objet plus léger que l’air est toujours à la merci du vent ; plus lourd, il résiste au vent.

Mais voilà : allez trouver une machine volante, cette machine si extraordinaire soit–elle, ne sera jamais parfaite ; rien n’est parfait dans ce monde, et je vous le répète, au moindre accident, patatras, vous tombez sur le sol.

J’ai vu un homme, jadis, qui nous fit admirer des ailes, construites par lui ; c’était admirable, en théorie ; en pratique, un matin, il mit ses ailes sur son dos, se lança du haut d’une estrade et, au lieu de s’élever en l’air, se cassa les reins sur le sol ; sa machine n’était parfaite qu’en théorie. [5]

Dire que jamais on ne pourra se diriger dans les airs, ce serait nier le progrès ; je ne le nierai pas ; peut–être pourra–t–on, dans de lointaines années, trouver une machine volante à peu près parfaite ; mais croire que ce moyen de locomotion remplacera les autres !… Dame… que voulez–vous que je vous dise… je suis sceptique… Je pense toujours qu’à la moindre anicroche on dégringolera. Sur terre ou sur mer, on répare un accident, mais en l’air…

Je vous le répète, ne décourageons pas les inventeurs ; ils font avancer la science ; au point de vue aérostatique, on n’a pas trouvé grand’chose depuis Montgolfier, il faut l’avouer ; le filet, la nacelle, la soupape, le gaz hydrogène, tout cela est très ancien. Mais on a trouvé des moteurs légers, et c’est à l’aérostation que l’on doit cela.

Le jour où l’on aura pu enfermer un cheval–vapeur dans un boîtier de montre, ce jour–là, on aura révolutionné la locomotion, quelle qu’elle soit ; et les aéronautes, les premiers, profiteront de cette invention, qu’ils auront suscitée, puisque ce sera pour les aider qu’on aura cherché le moteur léger.

Mais si légers que soient les moteurs ils auront toujours leur minute de détraquage ; voilà ce qu’il faut bien dire.

Et c’est à cause de cette minute–là que je ne crois pas à ces fameux omnibus aériens qui doivent, dans la pensée de certains, remplacer les Métropolitains.

 

Le centième ouvrage

Maintenant que Jules Verne m’a donné ma consultation, nous parlons de Cinq semaines en Ballon, ouvrage dans lequel le célèbre écrivain, prévoyant les expériences de M. de la Vaulx [6], nous a montré un « plus léger que l’air », traversant l’Afrique ; de Robur–le–Conquérant, dans lequel nous voyons un « plus lourd que l’air » finir assez mal.

– Vous avez prévu bien des choses.

– Non, me répond modestement Jules Verne ; j’ai simplement parlé de choses qui existaient, ou qui étaient possibles ; pour les sous–marins, longtemps avant Vingt mille lieues sous les mers, on en avait inventé.

– Vous êtes trop modeste…

– Mais non… je vous assure…. Ce que j’ai fait est simple… j’ai voulu donner aux jeunes gens des livres utiles, en mettant à leur portée la science et la géographie ; ajoutez que dans mes livres il n’y a pas d’adultère ; et voilà la cause de mon succès.

– Écrivez–vous encore en ce moment ?

– Mais oui… J’ai achevé un livre sur le Klondyke [7]. C’est un secret… Vous êtes le seul à le connaître… C’est mon centième ouvrage ; quatre–vingt–quatre ont paru, seize sont inédits ; quelques–uns d’entre eux seront posthumes… Enfin, cent ouvrages, c’est un chiffre : j’ai droit au repos.

– Vous pouvez vous reposer ici.

– Oui… je suis dans un pays charmant ; je m’y trouve si bien que je ne vais plus à Paris ; je ne suis pas d’Amiens, je suis Breton, mais je me suis marié ici… Et je suis devenu Picard, à ce point que, depuis seize ans, je fais partie du conseil municipal d’Amiens. Vous le voyez, je suis devenu très provincial.

Et Jules Verne sourit, en me disant cela ; et je le contemple avec sa barbe blanche, sa face basanée, ses yeux comme fouettés par je ne sais quel vent du large ; il a l’air d’un capitaine de tartane ; sa casquette d’alpaga noir, son manteau luisant complètent l’illusion ; c’est un vrai loup de mer que j’ai devant moi, un loup de mer qui doit prendre sur ses genoux, parfois, ses petits enfants, pour leur conter de belles histoires des pays fabuleux et inconnus…

Quand je sors de chez Jules Verne, des gamins, qui jouent dans la rue, me regardent, puis l’un d’eux court vers moi et me dit :

– M’sieu, c’est vrai que là d’où vous sortez il y a celui qui a fait Michel Strogoff ?

– Mais oui, mon petit.

Le petit a réfléchi, puis il a dit :

– C’est épatant…

Et il s’en est allé conter la chose à ses camarades, qui ont répété :

– C’est épatant…

M. Jules Verne, à Amiens, est conseiller municipal pour les hommes, mais c’est un grand homme pour les enfants. Et les enfants, dame, c’est la postérité…

 

Notes

  1. Voir Entretiens avec Jules Verne, 1873-1905, réunis et commentés par Daniel Compère et Jean-Michel Margot. Genève : Slatkine, 1998 ;  Jules Verne et son temps, textes réunis par Jean-Michel Margot, Encrage, 2004 ; Bulletin de la Société Jules Verne n° 131 (1999), pp. 30-49 ; n° 139 (2001), pp. 7-9 ; n° 159 (2006), pp. 48-50. ^
  2. Alberto Santos-Dumont (1873-1932), pionnier brésilien de l’aéronautique qui, dès 1898, était très populaire, surtout en France, pour ses expériences avec les dirigeables. ^
  3. Augusto Severo (1864-1902), un compatriote de Santos-Dumont, était décédé le 12 mai 1902 dans les environs de Paris lorsque son dirigeable Pax, pendant sa première ascension, s’était enflammé et écrasé. ^
  4. Il est curieux de constater que Jules Verne reprend ici à peu près les mêmes phrases ambiguës de la fin de sa nouvelle « Un Voyage en ballon », écrite plus de cinquante ans plus tôt. ^
  5. Il s’agit probablement de l’inventeur Pierre Carmien (1834-1907) auquel Verne fait allusion dans son article « A propos du Géant » (1863) et dont Nadar parle dans ses Mémoires du « Géant » (1863). ^
  6. Henry de La Vaulx (1870-1930), pionnier français de l’aérostation, écrivain et explorateur qui, de 1896 à 1897, a vécu une année parmi les indiens de la Patagonie. ^
  7. Le Volcan d’or, écrit en 1899-1900, peut-être revu en 1902, n’a paru qu'en 1906, une année après la mort du romancier, dans une version remaniée par Michel Verne, et en 1988 dans sa version d’origine. A ajouter que, selon une vieille habitude, Jules Verne ne compte pas les titres de ses romans, mais le nombre des volumes in-18. ^

 

 

Volker Dehs (volker.dehs@web.de) né en 1964 à Bremen (Allemagne) se voue depuis 30 ans à la recherche biographique et à l’établissement de la bibliographie vernienne. Éditeur de plusieurs textes ignorés de Jules Verne, il est co-éditeur (avec Olivier Dumas et Piero Gondolo della Riva) de la Correspondance de Jules et Michel Verne avec leurs éditeurs Hetzel (Slatkine, 5 vols, 1999 à 2006). Il a traduit plusieurs romans en allemand et en a établi des éditions critiques. Ses textes sur Jules Verne ont été publiés en français, allemand, néerlandais, anglais, espagnol, portugais, polonais, japonais, chinois et turc. ^