Verniana — Jules Verne Studies/Etudes Jules Verne — Volume 6 (2013–2014) — 55–66
Submitted November 7, 2013 Published December 20, 2013
Proposé le 7 novembre 2013 Publié le 20 décembre 2013

La double profondeur dans Vingt mille lieues sous les mers ou le sens des limites

Stéphanie Clément


Abstract

This article examines the characteristics of the oceanic depths in Vingt mille lieues sous les mers and shows that they are of a double nature. Depths are characterized by transparency, movement and the ability to be represented intellectually, and first seem appropriated by the men on board the Nautilus. But through the course of their journey, the characters meet another depth—one which refers to what Blanchot calls the “other night”. This one is opaque, fixed, and impossible to appropriate through speech, and places the characters and the reader at the limits of knowledge and language. The figure of a ‘situated man’—belonging more to the Earth than the Earth belongs to him—emerges as well. In Verne’s novel, the sea constitutes a modern object of representation in that its double depth defines a sense of limits.

Résumé

Cet article examine les caractéristiques des profondeurs océanes dans Vingt mille lieues sous les mers et montre qu’elles sont doubles. Les profondeurs, transparentes, mobiles et objets de représentations intellectuelles, semblent d’abord appropriables par les hommes à bord du Nautilus. Mais au cours de leur voyage, les personnages rencontrent une autre profondeur — en référence à ce que Blanchot appelle l’autre nuit. Celle-là, opaque, fixe et inappropriable par les discours, met les personnages et le lecteur face aux limites du savoir et du langage. C’est aussi la figure d’un homme situé — appartenant plus à la Terre que la Terre ne lui appartient — qui émerge. Dans le roman de Verne, la mer constitue un objet de représentation moderne en ce que la double profondeur qui la caractérise définit un sens des limites.


S’inscrivant dans le projet de description du monde entier attaché à la série des Voyages extraordinaires, Vingt mille lieues sous les mers représente les profondeurs de la mer. La profondeur est une dimension fondamentale pour le dix-neuvième siècle en général et pour les écrivains romantiques en particulier [1] : une vérité supérieure se cache en-dessous de la surface [2]. Qu’en est-il dans le roman de Verne ? La découverte des profondeurs est-elle l’objet d’un enjeu qui distingue ces espaces de tout autre ? Ou, dans la perspective éditoriale de description du globe, rien ne différencie les profondeurs de la surface que d’être parmi les derniers espaces inconnus en passe d’être conquis ? L’analyse des caractéristiques des profondeurs menée ici renseignera sur la nature des “leçons d’abîmes” [3], si leçon il y a.

Les océans : des profondeurs appropriables

Peu avant de commencer le voyage sous les eaux, Aronnax, embarqué malgré lui à bord du Nautilus, est averti de la sorte par Nemo :

Laissez-moi donc vous dire, monsieur le professeur, que vous ne regretterez pas le temps passé à mon bord. Vous allez voyager dans le pays des merveilles.… Vous ne vous blaserez pas facilement sur le spectacle incessamment offert à vos yeux. (145)

La promesse vaut également pour le lecteur qui commence la première partie de Vingt mille lieues sous les mers. L’espace sous-marin tel qu’on peut le définir d’abord s’accorde à cette parole de Nemo. Le Nautilus est fameux pour les larges vitres de son salon : la transparence des plaques de pur cristal qui les constituent continue et redouble la transparence des océans. La diaphanéité est soulignée par le narrateur de manière hyperbolique comme à propos de l’océan Indien “dont les eaux sont si transparentes qu’elles donnent le vertige à qui se penche à leur surface” (328). Dans ce milieu limpide, les rayons solaires pénètrent si aisément qu’un renversement s’opère : il ne s’agit plus d’“eau lumineuse mais de lumière liquide” (189). La puissante lumière électrique dont est doté le sous-marin renforce les effets lumineux. Voici donc des profondeurs accessibles au regard de l’homme qui se trouve devant les différentes scènes de la mer comme il serait au théâtre, profitant d’un spectacle depuis la meilleure place.

Cette profondeur se définit aussi par le mouvement. Nommons bien sûr, accompagné par celui de la faune marine, le déplacement de ceux qui voyagent à bord du Nautilus dont la devise est Mobilis in mobile. In mobile, en effet : les océans connaissent de vastes mouvements permanents. Le savant Maury est cité à propos de son travail sur la circulation de l’océan, véritable organisme doté d’un pouls et d’artères. Mais c’est aussi, en référence à la théorie du plutonisme, “le travail [de la terre] qui s’accomplit sous ces flots” avec “les phénomènes éruptifs” (413). Enfin, les animalcules, ces “faiseurs de continents” sont responsables d’un “double courant ascendant et descendant” (233). Les mouvements font de cet espace un milieu s’inscrivant dans le temps et d’abord dans celui lent des transformations géologiques. La vie s’y épanouit en une faune nombreuse.

Enfin, cette profondeur suscite du discours [4]. Le modus operandi est le suivant : le professeur Aronnax, son serviteur Conseil et Ned Land, le harponneur — parfois Nemo — observent la mer par les vitres du Nautilus. De là naissent des questions, des remarques et parfois des controverses. C’est aussi l’occasion d’intégrer au récit des écrits seconds : des légendes anciennes jusqu’aux récits d’auteurs contemporains, poètes ou hommes de science [5].

Les caractéristiques énoncées — transparence, mouvement et discours — concourent à faire des profondeurs océanes un espace que l’homme peut s’approprier. Tel est bien la volonté de Nemo et de ses équipiers qui adoptent une attitude d’explorateurs et de conquérants, faisant en cela écho au contexte historique et politique d’expansion du Second Empire. Il est tout d’abord à noter que l’appropriation des océans est rendue possible par l’équivalence entre ces espaces et ceux de la surface terrestre : la profondeur n’est pas une qualité qui distingue l’océan de la surface et, dans un premier temps, il ne semble pas y avoir d’abîmes [6] que l’homme ne pourrait explorer. Les descriptions et les remarques du narrateur Aronnax vont dans ce sens. L’eau, de transparente, devient invisible et se fait oublier. Ainsi, lors d’une de ses sorties, Aronnax remarque que “cette eau qui [l]’entourait n’était qu’une sorte d’air” (214). Une autre fois, il explique que “sous l’épais habit du scaphandre, on ne sent plus le liquide élément, et l’on se croit au milieu d’une atmosphère un peu plus dense que l’atmosphère terrestre” en concluant d’un “voilà tout” (449). Les mentions de forêts, de montagnes et d’un fleuve [7] dans la mer ramènent les profondeurs aux dimensions d’un continent émergé, donc à celles d’un espace tout autant appropriable pour l’homme du Second Empire. Il arrive aux personnages de partir à la découverte de ce territoire exactement comme ils le feraient sur les terres émergées. La pratique de l’alpinisme, activité propre au monde terrestre, est significative de l’amalgame entre terre et mer.

D’autre part, la capacité qu’a Nemo de se mouvoir d’un point à un autre grâce au Nautilus se transforme en une conquête de territoires. Nemo considère les terres sous-marines découvertes comme sa propriété et la mer devient, à l’égal d’une nouvelle terre, un espace à coloniser. Grâce à la pêche, à la chasse, à l’utilisation de ressources énergétiques et à la transformation des éléments marins, cette première profondeur, vivante, devient  une source de vie pour l’homme. Au point que l’homme, maître de son milieu, le pense à partir de ses possibles utilisations et fonctionnalités. Les instruments et outils nés de la technologie à la disposition des hommes du Nautilus aident à la prise de possession du territoire. L’appropriation passe également par le savoir et par ses représentations : les mesures et les cartes, les nominations et les classifications complètent, semble-t-il, cette domination des profondeurs de la mer. Par sa présence physique, par l’usage qu’il en en fait et par les représentations intellectuelles qu’il en donne, l’homme semble donc se rendre maître des fonds marins.

Révélation de l'autre profondeur

Achevant la première partie du roman, survient la proposition par Nemo d’une excursion. Aronnax, revêtu de son scaphandre, remarque tout d’abord que “le fond différait complètement de celui qu’[il] avait visité pendant [sa] première excursion” (316). Le royaume de corail dans lequel les personnages pénètrent alors est un espace intermédiaire.  Différents éléments signifient la transition : citons l’hybridité du corail qui tient tout en même temps du minéral, du végétal et de l’animal, la couleur rouge [8] dominante, “les grandes végétations minérales, les énormes arbres pétrifiés”, la “clarté crépusculaire” (318, 319). Voici donc que les attributs qui constituaient la première profondeur disparaissent et les personnages font face à une réalité inverse : la lumière décroît tandis que gagne “l’ombre des flots” et que le mouvement se fige (318).

Ce n’est que tardivement qu’Aronnax remarque “un objet de forme oblongue” (319). Plus tard encore, il comprend la raison de l’excursion et il réalise où il se trouve :

Je compris tout ! Cette clairière c’était un cimetière, ce trou, une tombe, cet objet oblong, le corps de l’homme mort dans la nuit ! Le capitaine Nemo et les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure commune, au fond de cet inaccessible Océan !
Non ! jamais mon esprit ne fut surexcité à ce point ! Jamais idées plus impressionnantes n’envahirent mon cerveau ! Je ne voulais pas voir ce que voyaient mes yeux ! (320)

Le long parcours d’appropriation des profondeurs de la mer aboutit à la révélation brutale d’une autre profondeur. La terre, au fond de la mer, où l’on enterre les morts : voilà la véritable profondeur. Elle s’oppose en tout point au premier espace que découvrait d’abord Aronnax émerveillé. Alors que la première profondeur, transparente et lumineuse, offre un horizon ouvert, cette autre profondeur, opaque et obscure, est une limite infranchissable. La première est mouvement alors que la seconde est immobilité. La première propose un spectacle admirable alors que la seconde est effrayante. La première produit du discours alors que la seconde commande le silence. Sûrs de leur science, les hommes du Nautilus croyaient que l’espace des profondeurs océanes était en passe de leur appartenir mais la scène de l’enterrement révèle une profondeur qu’il n’est plus question de s’approprier. L’exclamation d’Aronnax : “Je compris tout ! ” (320) est ironique car elle se produit au moment précis où il ne comprend plus. Mais d’autre part, il prend conscience des limites de sa compréhension.

La prise de conscience d’une profondeur de la Terre inappropriable, faite d’“ombres” (318) et lieu où l’on enterre les morts, correspond chez Blanchot à la découverte de l’autre nuit, à propos de laquelle celui-ci écrit :

Dans la nuit, tout a disparu. C’est la première nuit. Là s’approche l’absence, le silence, le repos, la nuit. … là, celui qui dort ne le sait pas. …
Mais quand tout a disparu dans la nuit, “tout a disparu” apparaît. C’est l’autre nuit. La nuit est apparition du “tout a disparu”. Elle est ce qui est pressenti quand les rêves remplacent le sommeil, quand les morts passent au fond de la nuit, quand le fond de la nuit apparaît en ceux qui ont disparu. … (169)

Dans un premier temps, les voyageurs embarqués à bord du Nautilus sont semblables à l’homme qui ignore être dans la première nuit : ils ignorent la profondeur en tant que profondeur. Mais lorsqu’Aronnax assiste à l’enterrement, au fond de la mer, il prend conscience de l’autre profondeur. Il ne veut pas voir “ce que voyaient ses yeux” (320) car dans la profondeur qui se révèle, comme en l’autre nuit, la mort et, nous y reviendrons, la fin du savoir et du langage apparaissent [9]. L’autre profondeur révèle les limites de l’appropriation et met les personnages face à l’inappropriable.

L’épisode de l’enterrement, notamment par sa position en fin de volume, est un moment des plus révélateurs de l’autre profondeur. Cependant, celle-ci se manifeste à d’autres endroits du texte. A chaque fois, les mêmes motifs de seuil infranchissable et de fixité reviennent. Si la vie appartenait à la première profondeur, la mort gît dans la seconde [10]. Les abysses où reposent les navires naufragés sont emblématiques de l’autre profondeur : les fonds méditerranéens sont ainsi qualifiés de “vaste ossuaire” (427). Il s’agit aussi par exemple de “l’énorme masse noirâtre, immobile” d’un navire récemment naufragé dont les passagers du Nautilus contemplent en silence les victimes étendues sur le pont (240). Par une ironie cruelle qui marque la rupture entre le voyage paisible des uns et l’éternité “effrayante” des autres (240), Aronnax lisait “un livre charmant de Jean Macé, Les Serviteurs de l’estomac, et [il] en savourait[t] les leçons ingénieuses” au moment où il découvre, muet, la scène (239). Or celle-ci se termine par la vision d’énormes squales “qu’[il] voyai[t] déjà s’avancer, l’œil en feu … attirés par cet appât de chair humaine ! ” (240). “Nous sommes les mangeurs” disait la première profondeur, mais “nous sommes finalement mangés” enseigne l’autre profondeur.

La roche de prédilection de l’autre profondeur, significative de l’idée de masse pesante, immobile et opaque, est le granit. C’est que les granits, socle intemporel, forment “la puissante assise du globe”, ils sont “les derniers réceptacles du globe” (486, 485). D’une manière générale, les rochers des fonds des mers constituent cette base depuis laquelle commencent la vie et le temps. Ainsi, “toute une flore vivante” (422), des formes premières de vie tels les polypiers et les huîtres adhèrent à ces rochers qui sont la matière première de la Terre [11]. L’autre profondeur ne se manifeste pas qu’au fond des mers. Elle se matérialise en tout objet qui enseigne à l’homme les limites de son appropriation. Les différentes murailles que rencontrent les voyageurs révèlent par exemple l’autre profondeur. Elles arrêtent les promenades comme celle de Crespo lorsque les personnages butent contre “un mur de rochers superbes et d’une masse imposante… entassement de blocs gigantesques, énorme falaise de granit” (225). Si l’ultime profondeur constitue un seuil physique infranchissable, elle révèle aussi d’autres limites. L’homme jusqu’alors ignorant d’être dans la première nuit [12], selon l’image de Blanchot, doit réévaluer son rapport au monde, au savoir et au langage.

L’épisode le plus emblématique de cette prise de conscience obligée se situe vers la fin du roman. Le Nautilus est parvenu à contourner la banquise par en-dessous et à atteindre le pôle Sud.  Sur le chemin du retour, un accident survient [13] : le Nautilus devient prisonnier d’un espace entièrement entouré de glace. Le danger est double : le sous-marin peut être écrasé par la glace et les passagers peuvent mourir asphyxiés, le Nautilus ne pouvant plus renouveler son oxygène. Le plus grand danger est la mer elle-même. En effet, l’eau “se faisait pierre” et Nemo avertit de la sorte Aronnax : “nous allons être scellés dans cette eau solidifiée comme dans du ciment” (555). Dans le premier temps de l’appropriation de l’espace par les hommes, la mer sert au transport. Mouvement, elle est elle-même un moyen de se mouvoir. Lors de l’accident, l’eau se fige. La ‘mer en soi’ apparaît finalement aux hommes du Nautilus forcés à l’immobilité. Alors qu’elle n’était auparavant qu’une sorte d’air, l’eau, maintenant solide, devient visible. Il en est de même de la vitre qui prend toute son importance, non plus transparente comme avant mais paroi séparatrice entre les hommes et le monde. La mer se rapproche au risque de briser le Nautilus et est décrite comme un cercueil : l’eau solidifiée devenue “tombeau de glace” manifeste l’autre profondeur (552). La paroi brisée marquerait la fin de la séparation entre l’homme et la mer, c’est-à-dire, enfin le savoir immédiat du monde  mais elle signifierait également la mort.

Le langage était transparent comme l’eau et la vitre. On pouvait croire, comme cela semblait le cas dans la première profondeur,  que par lui, on s’appropriait le monde et qu’on accédait directement au savoir. Mais c’est aussi le langage qui apparaît dans l’eau et la vitre devenues visibles. Ainsi s’explique l’image de Nemo qui compare le Nautilus à “une feuille de tôle” qui menace de s’aplatir (556) : la paroi séparatrice du Nautilus représente le langage qui nous sépare du monde.  Finalement, alors que les passagers sont au plus près de mourir et qu’Aronnax a perdu connaissance, le Nautilus arrive à se dégager de sa prison de glace : “La glace craqua avec un fracas singulier, pareil à celui du papier qui se déchire” indique le texte (560). Voici une étrange comparaison qui s’explique si on considère que les limites de la représentation sont figurées par le déchirement du papier. Toute représentation de cette profondeur-ci est vouée à l’échec. La mer en ses profondeurs se révèle en même temps que l’impossibilité de l’atteindre. L’autre  profondeur  symbolisée par l’eau solidifiée marque la fin du savoir et de la représentation. Le voyage aller vers le pôle Sud se conclut par une appropriation mais le retour aboutit aux limites de l’écriture et de la connaissance, c’est-à-dire à l’inappropriable. C’est aussi pourquoi Aronnax a perdu connaissance, au sens propre et figuré.

Ainsi, ne faut-il pas considérer que ce voyage sous les eaux participe d’une initiation : immuablement mystérieuse, la véritable profondeur est, par essence, inaccessible à toute forme d’appropriation, notamment spirituelle. Mais il ne faut pas juger non plus que la mer chez Verne manque de profondeur parce qu’il semble qu’elle se dérobe. Il ne faut pas voir là  le signe d’un auteur banal mais il faut y voir le signe de sa modernité.  Dans Vingt mille lieues sous les mers, la représentation des océans amène à l’irreprésentable des profondeurs. Le roman représente les limites de sa propre représentation de la mer, figurées par l’image du “papier qui se déchire”. Jules Verne s’éloigne ainsi du discours romantique d’une nature qui délivrerait un savoir supérieur, à lire dans les profondeurs de la Terre notamment.  Dans les débuts de la série des Voyages extraordinaires, ce roman des profondeurs [14] enseigne que les représentations du monde ne sauraient faire oublier qu’elles contiennent l’idée de leur limite.

L'homme situé [15]

La découverte d’une profondeur inappropriable et la réévaluation du savoir et du langage qui en découle s’accompagnent d’une réévaluation de la place de l’homme contemporain dans le monde. Cet homme qui peut croire à sa toute-puissance, face aux limites du voyage, du savoir et du langage est un homme situé. Cette figure de l’homme situé est un autre aspect de la modernité de l’œuvre vernienne.

Les mouvements d’appropriation et de désappropriation des profondeurs aboutissent à la révélation d’un rapport fondamental qui situe l’homme par rapport au monde : l’homme appartient au monde plus que le monde ne lui appartient. C’est notamment par la découverte de sa mortalité — révélée par l’autre profondeur — que  l’homme reconnaît son appartenance à la Terre. C’est le lieu d’où il vient et où il retournera. C’est pourquoi la mer est décrite comme un “tombeau de glace” (552). Elle est une image de cette vérité dont Aronnax prend conscience. “Je compris que j’allais mourir” énonce Aronnax lors du retour du pôle Sud au moment où il manque le plus d’oxygène (560). La phrase vise une réalité de l’instant, au pire moment de la catastrophe, mais elle peut aussi être entendue comme la reconnaissance par Aronnax de sa mortalité, et donc de son appartenance à la Terre. L’espace qui se resserre alors autour du Nautilus symbolise également ce renversement du rapport entre l’homme et la Terre. C’est aussi la valeur de l’image des “formidables mâchoires” qui se referment sur Aronnax au même moment (555). La Terre souveraine, figurée ici par la mer, est un dehors inconnaissable sur lequel l’homme s’appuie de son vivant et où il reposera dans la mort.

À la fin de Vingt mille lieues sous les mers, le Maelstrom, ce “gouffre justement appelé le ‘Nombril de l’Océan’” (637), dépose Aronnax, qui a perdu de nouveau connaissance, avec Conseil et Ned Land sur une plage norvégienne. Ce véhicule des grandes profondeurs ramène Aronnax à sa juste place, à savoir, à la surface de la Terre où il saura se satisfaire d’une gloire, également de surface [16]. Et ce d’autant plus qu’il aura fait l’épreuve de sa relativité. Celle-ci prend de multiples formes. L’appropriation physique de l’espace par les hommes s’arrête où commence la souveraineté de la Terre. L’homme se situe dans la relativité du temps par rapport à un fond intemporel. Il peut rêver aux aléas de l’histoire humaine par rapport à la permanence de la Terre. Il sait que le mouvement repose sur l’immobilité de la grande profondeur. Il connait également la relativité de son savoir et le leurre d’une science positiviste qui annonce sa toute-puissance. Comme il a fait l’expérience qu’il appartenait plus à la Terre que la Terre ne lui appartenait, il connait l’importance de la préservation d’une nature dont il dépend et il peut critiquer l’instinct destructeur de l’homme. Il a été conforté dans l’idée de préserver un équilibre entre l’homme et la nature [17].

Mais l’homme contemporain, parfois enclin à l’hybris, a tendance à oublier sa situation relative. Le texte, et à l’occasion le narrateur, portent alors un regard ironique sur les présomptions humaines modernes. Aronnax juge par exemple ironiquement les prétentions de Conseil dans le dialogue suivant :

“Je pense donc, n’en déplaise à monsieur, qu’une bonne année serait une année qui nous permettrait de tout voir… 
— De tout voir, Conseil ? Ce serait peut-être long.” [18] (255)

C’est aussi, partant du constat de la relativité des discours, une distance ironique sur le texte lui-même et sur les discours qu’il contient. L’ironie narrative étudiée par Daniel Compère [19], a parfois sa source dans une ironie existentielle. Conseil, qui est un classificateur de la faune marine hors pair, est incapable de reconnaître un poisson quand il en voit un. Ses discours coupés du monde sont traités avec distance et ironie. À l’opposé de Conseil, Ned Land, qui est incapable de classer les poissons, sait les reconnaître selon qu’ils sont bons à manger ou non. Sa propension à ne voir les espèces vivantes que d’après leurs qualités gustatives est également l’occasion d’un traitement ironique. C’est aussi la confrontation de ces deux discours partiels qui est source de comique. S’il y a modestie chez Verne, elle tient dans le constat de la relativité humaine et son ironie vient de ce que les hommes parfois l’oublient.

Dans le roman de Verne, la mer constitue un objet de représentation moderne en ce que la double profondeur qui la caractérise définit un sens des limites — celles de l’appropriation physique du monde, du savoir et du langage. Cette leçon de relativité n’interpelle pas l’homme du temps classique dominé par la nature et qui rêve de s’en rendre maître un jour futur mais s’adresse au contraire à l’homme moderne sur le point de conquérir la planète entière. Vingt mille lieues sous les mers rappelle le rapport fondamental qui unit l’homme au monde. C’est aussi le cas du roman Autour de la Lune pour lequel Michel Serres a montré qu’il portait sur l’appartenance des hommes à la Terre. Les hommes, occupés par les calculs et le regard tourné vers l’espace, l’avaient oubliée mais, à l’occasion, “la Terre manque pour l’enterrement” et se rappelle à nous (40). De la même manière, dans le roman Les Indes noires, paru huit ans après Vingt mille lieues sous les mers, le jeune Harry s’enthousiasme pour  les mines de charbon : “… il est à regretter que tout le globe terrestre n’ait pas été uniquement composé de charbon ! Il y en aurait eu pour quelques millions d’années ! ” s’exclame-t-il (508). L’ingénieur James Starr montre alors au jeune homme l’absurdité de son raisonnement en répliquant :

“La terre aurait passé jusqu’au dernier morceau dans les fourneaux des locomotives, des locomobiles, des steamers, des usines à gaz, et, certainement que notre monde eût fini un beau jour ! ” (511)

Si Verne rappelle notre appartenance à notre planète, peut-être est-ce parce qu’il craint que l’homme moderne n’abîme jusqu’à la matière première de la Terre. Le terme anthropocène, qui désigne la période commencée au dix-neuvième siècle avec la révolution thermo-industrielle, n’avait pas encore été inventé alors mais Verne a très bien senti que son époque était entrée dans une ère nouvelle qui  voyait l’heure de la puissance humaine. Il faut apprendre aux hommes de cette époque et à ceux parmi eux qui veulent mettre le monde “sans dessus-dessous”, selon le titre d’un roman de Verne [20], à respecter la profondeur suprême.

Il existe un autre avertissement adressé aux hommes de l’anthropocène, né d’un paradoxe tout aussi absurde.  Dans une certaine mesure, la technologie permet aux hommes de s’approprier la terre mais parfois c’est la technologie même qui empêche toute appropriation. Ainsi, quand le Nautilus va trop vite — aussi vite que l’Épouvante, la bien-nommée machine de celui qui se déclare “Maître du monde” [21] dans le roman du même nom — il est impossible de rien voir. Il n’est plus question de s’approprier le monde dans ce qui s’apparente à une fuite en avant. A l’époque de l’anthropocène, nous dit Verne, l’homme doit apprendre l’importance de la mesure et, situé, avoir le sens de sa relativité.

Notes

  1. Voir Les Mots et les Choses de Michel Foucault : “Ainsi, la culture européenne s’invente une profondeur où il sera question … des grandes forces cachées développées à partir de leur noyau primitif et inaccessible, … de l’origine, de la causalité et de l’histoire. Désormais, les choses ne viendront plus à la représentation que du fond de cette épaisseur retirée en soi, brouillées peut-être et rendues plus sombres par son obscurité, mais nouées fortement à elles-mêmes, assemblées ou partagées, groupées sans recours par la vigueur qui se cache là-bas en ce fond” (263). Sur le sujet de la profondeur romantique, voir L’Âme romantique et le rêve d’Albert Béguin et L’Homme et la nature de Georges Gusdorf. ^
  2. Dans les profondeurs de la terre et de la mer notamment : en 1861, par exemple, Jules Michelet écrit La Mer, un ouvrage d’histoire naturelle dans lequel l’historien examine les lois de la nature que contiennent les océans afin de les enseigner aux hommes. ^
  3. En référence à la célèbre exclamation du professeur Lidenbrock, personnage de Voyage au centre de la terre, autre roman des profondeurs (63). ^
  4. Les discours d’Aronnax par exemple participent souvent d’une description poétique du vivant. Il peut s’agir aussi de discours scientifiques. Il ne s’agit pas de discours allégoriques comme c’est le cas dans La Mer de Michelet. ^
  5. Cette profondeur semble également matériellement produire le récit que nous lisons. Avant même qu’Aronnax et ses compagnons se trouvent à bord du Nautilus, l’existence de ce sous-marin suscite, dit le texte “des flots d’encre” (55). De la même manière, quand les calmars attaquent le Nautilus, les images utilisées pour décrire l’accident jouent de l’amalgame entre le récit des évènements et les évènements eux-mêmes : la victime est brandie “comme une plume”, l’animal lance “un liquide noirâtre” et, enfin, se répandent sur le sol des flots “d’encre noire” (590). ^
  6. Dans le roman, le nom profondeur, au singulier ou au pluriel, est employé 114 fois. Il est parfois accompagné d’une mesure précise — les profondeurs sont alors calculables — ou au contraire d’un adjectif signalant la dimension d’inconnu des espaces sous-marins. Le nom abîme et les mots de la même famille, au nombre de 21, correspondent au deuxième emploi de profondeur — en accord avec l’étymologie a-bussos, “sans fond”. ^
  7. Le Gulf Stream est un véritable “fleuve” de l’océan Atlantique (592). ^
  8. A un autre endroit du texte, c’est la mer Rouge qui sera l’intermédiaire entre les deux profondeurs. Voir les chapitres “La mer Rouge” et “Arabian-Tunnel” (370-398). ^
  9. Aronnax face au mort — donc face à la mort —, s’exclamant “je compris tout ! ” quand il est devant l’insaisissable objet, fait l’expérience de la négativité. Ce qui apparaît dans la profondeur est la profondeur comme pur mystère. De la même manière, Blanchot note : “Ce qui apparaît dans la nuit est la nuit qui apparaît, et l’étrangeté ne vient pas seulement de quelque chose d’invisible qui se ferait voir à l’abri et à la demande des ténèbres : l’invisible est alors ce que l’on ne peut cesser de voir, l’incessant qui se fait voir” (169). L’autre profondeur qui apparaît en tant qu’indialectisable est un dehors — sur lequel pourtant l’homme repose. Blanchot écrit : “La première nuit est accueillante. … On entre dans la nuit et l’on s’y repose par le sommeil et par la mort. / Mais l’autre nuit n’accueille pas, ne s’ouvre pas. En elle, on est toujours dehors” (170). ^
  10. Voir le chapitre “L’obus, le canon. Deuxième fondation” dans Statues de Michel Serres, à propos du roman de Jules Verne Autour de la Lune. Jules Verne travaille à ce roman en 1868 en même temps qu’il travaille à Vingt mille lieues sous les mers. Michel Serres écrit : “La Terre absorbe les restes et nous n’y pensions pas. Elle donne et reçoit, supprime ou efface les bilans. Arche fondamentale c’est-à-dire boîte noire capitale” (40). ^
  11. Jules Verne rejoint en cela le discours romantique. Voir notamment chez les romantiques allemands l’idée de “erste Natur” de Schelling et dans La Nature. Notes. Cours du Collège de France de Merleau-Ponty la partie consacrée à la notion de principe de Monde chez Schelling (61). Voir aussi chez Victor Hugo dans Les Travailleurs de la mer, l’expression de “masse suprême” qu’il évoque aussi ainsi : “la sombre terre marche et roule” (80, 374). Enfin voir Blanchot à propos du “fond d’obscurité, … que René Char sans doute interpelle quand il nomme ‘terre mouvante, horrible, exquise’, que Hölderlin appelle la Terre Mère, la terre refermée sur son silence, celle qui est souterraine et qui se retire dans son ombre, à qui Rilke s’adresse ainsi : ‘Terre, n’est-ce pas ce que tu veux, invisible en nous renaître ?’ et que Van Gogh nous montre plus fortement encore en disant : ‘Je suis attaché à la terre’” (234). ^
  12. Il n’y a pas de contradiction dans le fait d’associer la première profondeur, lumineuse, à la première nuit chez Blanchot. Nous verrons que la transparence des flots est un leurre, ou est tout au moins relative. Elle est un oubli des flots en tant que flots. Elle équivaut à une ignorance du fait d’être dans la nuit — en quoi consiste la première nuit. L’homme ignorait la profondeur en tant que profondeur, obscure, comme dans la première nuit disparaît la nuit. ^
  13. L’accident, dû à une cause naturelle, qui se produit alors peut prendre le sens d’un châtiment divin réservé à des hommes qui sont allés trop loin dans la connaissance. Cette interprétation est indiquée par Ned Land qui juge leur voyage au pôle sacrilège : “Mais ce spectacle pourra nous coûter cher. Et, s’il faut tout dire, je pense que nous voyons ici des choses que Dieu a voulu interdire aux regards de l’homme” (545). Je rejoins tout à fait l’article de Volker Dehs, “L’âme de l’oncle Lidenbrock. Science et religion dans les Voyages extraordinaires” qui démontre que dans l’œuvre de Verne, il existe des limites à la science imposées par Dieu qui avertit ou punit par l’intermédiaire de la nature. ^
  14. C’est aussi le cas de Voyage au centre de la Terre. ^
  15. Axel, le personnage-narrateur de Voyage au centre de la Terre, est un bel exemple de cet homme situé. Lors de sa première nuit dans les profondeurs de la Terre, Axel, dont on peut penser que le nom vient du mot “axe”, prend la mesure de sa situation, figurant celle de l’humanité, entre les profondeurs de la Terre et celles du ciel : “Et quand, étendu sur le dos, j’ouvris les yeux, j’aperçus un point brillant à l’extrémité de ce tube long de trois mille pieds, qui se transformait en une gigantesque lunette. / C’était une étoile dépouillée de toute scintillation, et qui, d’après mes calculs, devait être β de la Petite Ourse” (128). ^
  16. Encore une fois, c’est aussi le cas dans Voyage au centre de la Terre. ^
  17. Voir ce que dit Aronnax de la chasse à la baleine et du risque de rupture de l’équilibre naturel avec l’extinction de certaines races : “Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s’est produit, depuis que les hommes ont presque entièrement anéanti ces races utiles ? C’est que les herbes putréfiées ont empoisonné l’air, et l’air empoisonné, c’est la fièvre jaune qui désole ces admirables contrées” (573). ^
  18. Voir aussi notamment l’agacement d’Aronnax devant la banquise qui empêche la poursuite de leur voyage : “Un mur, voilà ce qui m’irrite le plus ! / — Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs n’ont été inventés que pour agacer les savants. Il ne devrait y avoir de murs nulle part” (509-510). ^
  19. Voir son article : “L’ironie narrative”. ^
  20. Sans dessus dessous raconte, avec humour, l’histoire d’un groupe d’hommes qui projette de déplacer le pôle Nord afin de pouvoir exploiter les houillères que le sol polaire contiendrait. Ils veulent rendre “meuble” ce qui est “immeuble”, à savoir déplacer ce qui est fixe. C’est dire que l’étude de ce roman pourrait compléter cette analyse de la profondeur. ^
  21. Voir le roman Maître du monde. Robur-le-Conquérant réalise, à sa manière, le projet de Descartes mais la domination de la nature par l’homme aboutit à une folle démesure. Le maître du monde finit terrassé par un éclair alors qu’il défiait les flots déchaînés. ^

Ouvrages cités

 

 

Stéphanie Clément (Stephanie.clement@colorado.edu) est doctorante à l’Université du Colorado de Boulder après des études supérieures à l’Université de Toulouse le Mirail et à l’Université de Genève. Son sujet de thèse porte sur la représentation des profondeurs de la Terre — profondeurs marines et terrestres — dans des ouvrages de Jules Michelet, Victor Hugo et Jules Verne écrits durant la décennie des années 1860. Elle a présenté son travail sur Hugo, sur Michelet et sur Verne dans différentes conférences aux États-Unis et en France. Stéphanie Clément est également membre associé de l’Institut Catholique de Toulouse. À ce titre, elle participe aux travaux du laboratoire ‘Art, Culture et Transmission’. Une communication sur la représentation des profondeurs dans Les Misérables est en cours de publication dans les actes du colloque ‘Chemins, cheminements’ de l’ICT. ^