Verniana — Jules Verne Studies / Etudes Jules Verne — Volume 3 (2010–2011) — 11–32
Submitted September 18, 2010 Published November 29, 2010
Proposé le 18 septembre 2010 Publié le 29 novembre 2010

Nemo, Flourens et quelques autres - Divagations autour de Vingt mille lieues sous les mers

Volker Dehs


Abstract

Captain Nemo’s character inspired a lot of adaptations, but his own sources still remain mysterious. The article examines two individuals related to the Vernian hero: the colonel Charras and Gustave Flourens; the “Flourens” quoted in the novel Paris in the Twentieth Century is identified, as well as the model of the diver Nicolas, nicknamed the “Pesce”. The second part is devoted to some literary predecessors of Twenty Thousand Leagues Under the Seas published between 1845 and 1868, particularly to Voyage sous les flots by Jules Rengade (1867-68).

Résumé

Le personnage du capitaine Nemo a inspiré d’innombrables adaptations, mais ses propres sources continuent à rester dans l’ombre. L’article examine d’abord deux personnages qu’on a mis en rapport avec le héros vernien: le colonel Charras et Gustave Flourens ; il identifie le « Flourens » cité par Verne dans Paris au XXe siècle et indique la source du plongeur Nicolas surnommé le « Pesce ». La deuxième partie se consacre à quelques prédécesseurs peu connus de Vingt mille lieues sous les mers, publiés entre 1845 et 1868, particulièrement au Voyage sous les flots de Jules Rengade (1867-68).


Parmi les personnages de Jules Verne, le capitaine Nemo est certainement celui qui a le plus impressionné le public. D’innombrables adaptations dans le monde entier et dans tous les genres (romans et nouvelles, pièces de théâtre et films, bandes dessinées, poésies, compositions musicales, psychothérapie pour enfants) en témoignent. Si le nom très populaire – signifiant comme on le sait « personne » – a servi de pseudonyme à des pamphlétaires dès le XVIe siècle (un des premiers paraît avoir été l’humaniste allemand Ulrich von Hutten) et était utilisé à l’époque de Verne même avant la création du maître du Nautilus (ainsi le journaliste parisien Henri de Pène (1830-1886) signait sous le nom de Nemo des causeries très remarquées dans le Figaro), le rapport avec le personnage vernien est clairement établi dans d’autres publications du XIXe siècle: tel le journaliste et écrivain Charles Buet (1846-1897), autre « capitaine Nemo », tel le critique dramatique « Nemo » du Journal d’Amiens au cours des années 1880 ou bien François Bournand (1855-19..) qui, à la fin du siècle, publiait des « Causeries scientifiques du docteur Nemo » en plusieurs volumes.

Le personnage vernien, par contre, a victorieusement résisté jusqu’à présent à tout essai de le ramener à un modèle historique. Le fait que son alter ego, le professeur Pierre Aronnax, du moins le portrait de celui-ci, remonte à une photographie de l’écrivain lui-même, a donné lieu à de nombreuses hypothèses, dont celle d’après laquelle les rapports entre Nemo et Aronnax refléteraient ceux entre l’éditeur Hetzel et Verne. L’identité physique d’Aronnax et de Verne va-t-elle plus loin qu’un rapprochement ludique entre auteur et narrateur ? Hetzel, quant à lui, a soigneusement cultivé la représentation de son portrait dans les produits de sa maison, propageant ainsi l’image patriarcale du moralisateur bienséant. [1]

La correspondance entre romancier et éditeur montre toutefois que l’aspect physique de Nemo, reproduit par l’illustration d’Édouard Riou, remonte à une suggestion d’Hetzel qui fut acceptée – avec enthousiasme, mais a posteriori seulement – par Jules Verne: « Très bonne, très excellente idée que de prendre le colonel Charras pour type du capitaine Nemo. Que je suis bête de ne pas y avoir songé. Je ne connais rien de plus énergique que cette figure ! » [2]. Jean-Baptiste Adolphe Charras (1810-1865), militaire et ardent républicain, s’était engagé dans la révolution de 1848 et avait dû s’exiler – comme son ami Hetzel – après le coup d’État de Louis Bonaparte en 1851. Hetzel le cite longuement, mais sans indiquer son nom, pour d’évidentes raisons politiques, dans sa préface à la Géographie illustrée de la France et de ses colonies (1867-1868) de Jules Verne et Théophile Lavallée. [3] La photographie originale d’Erwin et Hanfstaengl, qui a servi de modèle à Riou, est toujours conservée aux Archives Hetzel [4] et celle qui est reproduite ici en constitue une légère variante prise lors de la même séance. Si la ressemblance est frappante, il faut quand même renoncer à toute tentative d’expliquer le caractère du capitaine Nemo par celui du républicain réel, mort dans son exil suisse.

Le colonel Charras. Photographie par Erwin et Hanfstaengl

 

Une autre identification fut reprise et développée par William Butcher dans son édition commentée de Vingt mille lieues sous les mers, dans une note qui vaut être citée dans son intégralité puisqu’elle résume les principales informations biographiques sur le personnage en question:

« It was argued in the Sunday Times of 5 March 1978 that Nemo is based on Gustave Flourens, a French revolutionary, supporter of the 1866 Cretan revolt, and close friend of Mrs Karl and Miss Jenny Marx. Further investigation shows that Flourens (1838-71) fought in both the Polish Insurrection (1863) and the Cretan uprising, supported the Irish nationalists, lived in exile in London and Belgium, and wrote distinguished volumes, like Histoire de l’homme (1863) and Science de l’homme (1865), as well as political works (1863, 1864). He was very much in view in France as [Twenty Thousand Leagues Under the Seas] was being completed, for he was imprisoned for holding a political meeting in 25 March 1869, fought a duel for defamation on 5 August, declared the government illegal on 7 February 1870, and was implicated in Beaury’s arrest on 20 April 1870.
Similarities clearly exist with Nemo’s scientific and revolutionary activities, and with his romantic rebellion, but would perhaps not be conclusive on their own. However, a vital clue is provided by Paris in the Twentieth Century, which describes the hero in 1960 as ‘pass[ing] in front of the Sorbonne where M. Flourens was still giving his lectures with the greatest success, still keen, still young’ (he occupied a chair at the Natural History Museum at the age of 25). Nemo is therefore probably based on Flourens.” [5].

 

 

Le capitaine Nemo. Dessin d’Édouard Riou

 

Cette note avait incité les investigations d’un chercheur grec, Leonidas Kallivretakis, qui consacra un article détaillé à la question de savoir si Flourens, qui mourut pendant la Commune de 1871, a pu inspirer le personnage du capitaine Nemo. [6] Ses conclusions, s’appuyant sur des faits de la chronologie, sont toutefois négatives : « Yet, as the first enthusiasm gave its place to a more sober approach to Butcher’s imaginative speculation, one concludes there is precious little basis for such an assumption » (p. 243). Sans reprendre ici son argumentation, je me borne à signaler un détail. Kallivretakis explique notamment que si Flourens était en effet très actif pendant la révolte des Crétois, il n’avait pas pris part à l’insurrection des Polonais contre les Russes. Il avait dû constater que cette rébellion était un mouvement essentiellement catholique et aristocrate, ce qui était incompatible avec ses opinions politiques (pp. 221/223).

 

 

Gustave Flourens communard. Photographie par Bacard fils

 

Or, cette remarque me paraît intéressante car elle touche un aspect fondamental de la personnalité de Nemo et que l’on a peu pris en considération jusqu’à présent. La chronologie du roman confirme que Jules Verne avait effectivement en tête l’insurrection de 1863 lorsqu’il voulait faire de Nemo « un Polonais dont la femme fut morte sous le knout et les enfants morts en Sibérie » [7] On sait que cette conception fut abandonnée, pour des raisons commerciales invoquées par Hetzel, même avant la rédaction du premier manuscrit connu du roman. Il s'ensuit que Nemo, au moins dans ce stade primitif, n’était point un anarchiste moderne ou un révolutionnaire républicain, mais un nationaliste dont la motivation d’agir s’explique plutôt par l’arrière-fond conservateur voire réactionnaire, monarchiste et clérical, qui était d’ailleurs celui du romancier lui-même [8]. Verne revient à cette conception qu’il n’avait abandonnée qu’à regret, en juin 1869, rappelant à Hetzel « ce qui était l’idée première du livre, un seigneur [sic !] polonais, dont les filles ont été violées, la femme tuée à coups de hache, le père mort sous le knout, un Polonais dont tous les amis périssent en Sibérie et dont la nationalité va disparaître de l’Europe sous la tyrannie des Russes » [9]. Des traces de cette idée restent dans le comportement aristocratique de Nemo envers son équipage et les deux compagnons d’Aronnax, mais aussi dans ses invocations ambiguës de Dieu (2e partie, ch. XIX et XXII). L’identité indienne de Nemo, inventée quelques années pour la « suite » donnée dans L’Ile mystérieuse (1874/75), n’avait pas encore d’équivalent dans Vingt mille lieues sous les mers. Même dans cette version, Nemo, étant prince et fils d’un rajah, garde son rang d’aristocrate, comme plus tard Mathias Sandorf, le roi de Malécarlie (L’île à hélice de 1895) et le Kaw-Djer, du roman tardif En Magellanie.

Si un rapport direct entre Flourens et Nemo est désormais invraisemblable, il reste à expliquer le passage où Verne cite son nom dans le roman posthume Paris au XXe siècle (1994), passage qui sert de « vital clue » dans l’argumentation de Butcher. À la fin de ce roman, le personnage principal, Michel Dufrénoy, erre à travers la ville hivernale de Paris en février 1962, passant « devant la Sorbonne où M. Flourens faisait encore son cours avec le plus grand succès, toujours ardent, toujours jeune » [10]. La nature de ce commentaire paraît indiquer que Verne a visé Gustave Flourens qui, à l’âge de 25 ans seulement, allait suppléer son père – le naturaliste Pierre Flourens – au Collège de France à la chaire d’histoire naturelle, ainsi que l’a aussi entendu le rédacteur anonyme des notes à la publication originale. Me fiant à la biographie de Flourens esquissée dans le dictionnaire de Pierre Larousse, qui situait cette activité entre janvier et juillet 1863, l’argument me paraissait probant pour l’ajouter aux autres indices permettant de dater le remaniement de Paris au XXe siècle d’octobre 1863 [11]. Or, d’après un document publié par L. Kallivretakis, Gustave Flourens ne fut nommé professeur par arrêt ministériel que le 7 novembre 1863, pour les deux semestres de l’année scolaire 1863-64. Il est évident que cette chronologie ne concorde pas avec mon argumentation à propos de la genèse de Paris au XXe siècle, à moins que…

 

 

Pierre Flourens. Photographie par Charles Reutlinger

 

…à moins que Verne, dans son roman, ne parle pas de Flourens fils, mais du père de celui-ci, comme le suppose déjà Kallivretakis dans son article (p. 224). Il est indubitable que vers 1863 Marie-Jean-Pierre Flourens (1794-1867) à qui remonte l’anesthésie au chloroforme, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences et membre de l’Académie française depuis 1840 (élu en concurrence à Victor Hugo !) jouissait d’une estime et d’une popularité générale alors que la carrière de son fils – un « nobody » à l’époque, pour reprendre un jeux de mots involontaire de L. Kallivretakis – n’était qu’à ses débuts. Comment alors expliquer l’allusion à sa jeunesse dans le texte de Verne, qui semble clairement se rapporter à l’âge de Gustave ? On trouve la solution de ce paradoxe dans une publication de Pierre Flourens, qui, si elle n’avait rien ajouté à sa gloire, lui devait rapporter en revanche les railleries de ses contemporains :

« M. Flourens, de son côté, a fait un livre sur la longévité humaine, dans lequel il prétend que la durée moyenne de la vie de l’homme bien réglée est de cent ans, qu’il peut même espérer prolonger son existence jusqu’à cent cinquante et même deux cent ans […] ; l’ouvrage n’est qu’un commentaire un peu puéril du système du docteur Cornaro, appuyé, il est vrai, sur des faits curieux du développement des os, en rapport chez les divers animaux avec la durée de la vie. » [12].

De la longévité humaine et de la quantité de vie sur le globe (disponible sur gallica.bnf.fr) avait paru en 1854 chez Garnier frères, avec au moins quatre rééditions jusqu’en 1875. On comprend alors l’ironie de Jules Verne qui le présente « toujours ardent, toujours jeune » alors que Flourens, en février 1962, aurait dû être entré dans sa 168e année ! En revanche, cette moquerie aurait été inadéquate et même déplacée si Verne l’avait écrite en 1864 ou plus tard, car par suite d’une maladie à laquelle il allait succomber le 6 décembre 1867, Flourens avait été forcé de se retirer en 1864 de toutes ses activités publiques. [13] Le remaniement de Paris au XXe siècle avant 1864 demeure donc plus de probable. Ajoutons que livre de Luigi Cornaro, Discorsi de la vita sobria (Padua 1558), célèbre à son époque et même après, est commenté dans la première partie de La Longévité humaine ; Verne y revient plus tard de manière humoristique dans son roman Claudius Bombarnac (1892) où il donne même la référence bibliographique d’une traduction, inconnue semble-t-il à la Bibliothèque nationale de France :

« De la vie sobre et réglée,
ou l’art de vivre longtemps dans
une parfaite santé.
Traduit de l’italien de
Louis Cornaro, noble Vénitien.
Augmenté de la manière de corriger
un mauvais tempérament,
de jouir d’une félicité parfaite jusqu’à
l’âge le plus avancé,
et de ne mourir que par la consommation
de l’humide radical
usé par une extrême vieillesse.
Salerne
MDCCLXXXII » (ch. IX)

Gustave Flourens et le capitaine Nemo ne se rencontrent que dans leur support de la cause des patriotes crétois, s’insurgeant contre l’oppression des Turcs. Les faits de l’activité politique de Flourens dont la chaire du professeur n’avait pas été renouvelée en 1864 – malgré ou bien à cause du succès spectaculaire de ses lectures sur l’histoire de l’homme, mal vues par le clergé français – furent régulièrement rapportés par les journaux entre 1865 et 1867. Flourens n’était pas le seul étranger, mais incontestablement le plus populaire dans le mouvement grec et il n’est pas exclu que la lecture de son nom ait pu frapper le romancier qui fait allusion à cet événement dans Vingt mille lieues sous les mers avec l’apparition du plongeur Nicolas, « surnommé le Pesce. Il est bien connu dans toutes les Cyclades. Un hardi plongeur ! L’eau est son élément, et il y vit plus que sur terre, allant sans cesse d’une île à l’autre et jusqu’à la Crète » (2e partie, ch. VI).

 

 

Le plongeur Nicolas. Dessin d’Alphonse de Neuville

 

On pourrait soupçonner que l’origine de ce personnage – curieux mais seulement passager – remonte à un contexte historique lié à l’insurrection hellénique, mais il n’en est rien. Jules Verne l’avait littéralement repris de ses sources, plus précisément de deux publications de la maison Hetzel, parues en même temps fin 1868. Nous savons par la correspondance avec Hetzel que Verne les avait lues avant leur publication, en printemps de la même année. Le premier est Le Monde sous-marin de Frédéric Zurcher (1816-1890) et Élie Margollé (1816-1884) qui écrivent brièvement :

“Le père Kircher [14] raconte l’histoire d’un plongeur célèbre, Pesce-Cola (Nicolas-le-Poisson), qui, pour satisfaire la curiosité de Frédéric, roi de Naples, plongea au fond du gouffre de Charybde, et, après être resté longtemps sans reparaître, rapporta une coupe d’or que le roi y avait jetée et qui devait être le prix de son audace. Il revint à la surface hors de lui-même, épouvanté de ce qu’il avait entrevu dans le tournoyant abîme, où de monstrueux polypes attachés au roc étendaient leurs longs bras pour le saisir et l’étouffer. Plein d’horreur, il refusait en pâlissant d’y redescendre ; mais, séduit par l’appât d’une forte somme, il s’aventura une seconde fois dans le gouffre, dont il ne sortit plus. » [15]

Le deuxième ouvrage, Le Fond de la mer, est de Léon Renard (1831- ?), « bibliothécaire du dépôt des cartes et plans de la marine », comme précise la page de titre. Renard se réfère également à Kircher, mais entre dans plus de détails avant d’évoquer la ballade « Le Plongeur » de Friedrich von Schiller qui s’inspire du même sujet:

« L’homme dont le P. Kircher nous donne la biographie était italien ; il se nommait Nicolas, et on l’avait surnommé le Poisson, en raison de ses prouesses nautiques. ‘Telle était son organisation, dit le naïf polygraphe, qu’il lui arrivait fréquemment de demeurer jusqu’à cinq jours et cinq nuits dans l’eau.’ Il est vrai que pour faciliter le séjour de l’élément liquide, la nature l’avait doué d’une façon particulière. ‘Entre les doigts de ses mains et de ses pieds, dit-il, il avait une membrane semblable à celle qui garnit les pattes du canard, et ses poumons étaient si larges qu’avec une seule aspiration il les remplissait d’air pour un jour entier.’ » [16]

Cette constitution physiologique a probablement inspiré le premier roman français sous-marin, ouvrage peu connu car extrêmement rare, Voyage au fond de la mer par le capitaine Mérobert, publié anonymement en 1845 par le médecin Clément-Jules Briois (1817-188.). Alors qu’il y a d’innombrables voyages interstellaires avant les romans lunaires de Jules Verne et beaucoup de voyages à l’intérieur de la Terre avant le récit d’Axel Lidenbrock, des romans sur les dessous de la mer sont singulièrement rares et ceux qui existent montrent bien dans quelle mesure l’ouvrage de Verne en dévie. Voilà ce qui justifie une présentation sommaire de ces écrits constituant la tradition littéraire dans laquelle s’insère Vingt mille lieues sous les mers.

 

 

Voyage au fond de la mer par le capitaine Mérobert (page de titre)

 

Le narrateur du Voyage au fond de la mer – en quelque sorte le prédécesseur du docteur Aronnax – jouit dès son enfance d’une respiration extrêmement réduite. Lorsqu’il réussit en plus à inventer des pilules à l’air comprimé il se met à explorer les fonds sous-marins et découvre la ville de Piscopolie. Le capitaine Mérobert est accueilli par le monarque éclairci Coralin et apprend l’histoire de cette civilisation inconnue qui lui paraît supérieure à la société française. Les enfants naissent pendant des fêtes en sortant d’œufs bleus ou roses ; on fait la chasse aux requins en montant sur de gros poissons domptés et en se servant de poissons électriques transformés en armes. A la demande de son second qui lui a fait parvenir un message, le capitaine Mérobert met une fin à son séjour sous-marin, rentre à la surface, se marie à La Réunion et regagne la France.

Écrit à la manière d’un conte de fées, le roman feint de s’adresser à un public juvénile, d’autant plus qu’une série de neuf longues notes historiques et scientifiques est ajoutée en annexe. Ce caractère anodin ne sert toutefois qu’à cacher une virulente critique de la société française sous Louis Philippe et rapproche le roman des innombrables utopies du XVIIIe siècle: « Ce qu’on dit impunément au fond de la mer, ne peut pas toujours sans danger être répété à la surface de la terre, et j’ai une si étrange frayeur d’un certain procureur, qu’une de ces dernières nuits j’ai rêvé, Dieu me pardonne ! qu’un poisson attaché à la police secrète, et de service à Piscipolie pendant mon séjour dans ce pays, avait fait remettre une note à son parquet ; et quelle note, grands dieux ! » [17]

Rien ne permet d’affirmer que Jules Verne aurait eu connaissance du roman de Briois, et il en est de même du livre que l’on pourrait appeler son pendant anglais, paru en mai 1863: The Water-babies. A fairy-tale for a land-baby. [18] Charles Kingsley (1819-1875), un pasteur réformateur, avait combiné les discours moralisateur et vulgarisateur en racontant l’histoire du petit ramoneur Tom qui se noie dans un fleuve et continue de vivre, métamorphosé en « bébé d’eau », amphibie munie de branchies, par les fées de la mer qui lui permettent de faire ses preuves tout en découvrant les merveilles des profondeurs maritimes dans la compagnie d’autres bébés d’eau. Le livre, populaire dans le monde anglophone jusqu’aux années 1930, réussit à présenter une critique de la situation sociale dans une intrigue plus adaptée au public juvénile tout en joignant par-dessus le marché une satire contre les détracteurs de Darwin.

Toujours dans cette même catégorie des livres pour enfants rentre un autre Voyage au fond de la mer, publié en décembre 1868 par le naturaliste et photographe Henry Moullin du Coudray de la Blanchère (1821-1880). L’exposition universelle de Paris en 1867 avait attiré la curiosité publique à la vie sous-marine par deux grands aquariums d’eau douce et d’eau salée, arrangés de manière pittoresque dans une grotte artificielle. Ce spectacle avait déclenché une vraie mode de la vie dans les océans, qui s’était déjà annoncée en 1866 par la folie du poulpe provoquée par Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo. L’intérêt du public s’avérait persistant et de nombreuses publications vulgarisatrices parurent en conséquence ; aux ouvrages déjà cités de Zurcher & Margollé et de Renard, il convient d’ajouter Le Fond de la mer par Léon Sonrel (1839-1870), paru la même année 1868 chez Hachette et qui fut également consulté par Verne pendant la rédaction de Vingt mille lieues sous les mers. Henry de la Blanchère n’hésita point de profiter de cette situation favorable pour donner de sa prose.

 

 

L’aquarium de l’exposition universelle de 1867 (Musée des familles, juin 1867)

 

Auteur de plusieurs publications sur la photographie, il eut l’idée d’appliquer ce procédé à des recherches sur l’histoire naturelle et « fut chargé par le ministre de commerce, de reproduire au moyen de la photographie les différents types des poissons fluviaux et maritimes de la France ». [19] Les résultats en furent le Nouveau dictionnaire général des pêches (1867) et La Pêche aux bains de la mer (1868), considérés comme des ouvrages de référence jusqu’à la fin du siècle. Comme romancier, La Blanchère fut moins doué. Dans son Voyage au fond de la mer, il se sert de la « ruse » assez conventionnelle d’un rêve qui n’a pas besoin de d’appareil plongeur pour présenter à son jeune public la vie de la mer et le travail des pêcheurs. Le narrateur, M. de Marville, raconte à ses enfants l’histoire du petit fainéant Edmond qui, un beau jour, est enlevé par la fée de la mer. Secouru et assisté par la bonne fée Urgelle, Edmond découvre les beautés de la vie sous-marine :

« – Es-tu content, Edmond ?
– C’est merveilleux, madame la Fée.
– C’est naturel, mon petit ami. Ce mot veut tout dire. Dieu se montre partout, en tout, et toujours aussi grand ! La quantité de la matière lui est inutile, et la nature n’a point pour lui de mesure. L’atome est aussi infini que l’univers ! Le Créateur contient tout en lui et le revêt de son ineffable majesté. » [20].

 

 

La Blanchère : Voyage au fond de la mer (frontispice)

 

Tout n’est pas rose sous mer, car une guerre éclate entre les royaumes de la mauvaise fée de la mer et la bonne fée Urgelle :

« Les fées et les génies, amis d’Urgelle, accouraient en fendant les ondes se ranger autour d’Edmond ; de tous côtés surgissaient à la fois des squales gigantesques, baleines dont les coups de queue sont aussi terribles que l’était autrefois l’effort des catapultes antiques, scies aux épées dentelées et perçantes, narvals à la corne d’ivoire. Derrière eux venait un nombreux renfort de morses aux pioches menaçantes, puis des torpilles aux secousses électriques, des malaptérures, des gymnotes dont chaque décharge peut tuer un cheval ! En avant se déploya en tirailleurs, une phalange de baudroies hideuses ouvrant leurs gueules immenses garnies de dents acérées.
Les deux armées étaient en présence, n’attendant plus qu’un signal de leurs chefs pour commencer une bataille terrible. » (p. 300) [les mots en italiques le sont dans le texte original]

Pris de terreur, Edmond se réveille d’un cauchemar – car il n’avait rêvé toutes ses aventures dans un état fiévreux – et se propose de se montrer désormais plus studieux. L’intrigue de ce roman est mince, le discours pédagogique pédant et les informations sur la vie de la mer ne sont pas toujours bien mêlées à l’action. N’étaient pas seize belles illustrations lithographiées en couleurs de Mesnel et Weber, ce livre ne provoquerait guère la passion des bibliophiles… et le bonheur des bouquinistes pour son prix élevé.

 

 

La Blanchère : Sous les eaux (frontispice et page de titre)

 

Le même auteur écrivit, mais seulement après Vingt mille lieues sous les mers, un second roman sous-marin qui, cette fois-ci, était nettement d’inspiration vernienne. Il s’agit de Sous les eaux, publié d’abord dans la revue Musée des familles, tome 40, d’avril à septembre 1873, garni d’illustrations de Daniel Vierge et Jules Férat qui sont plus intéressantes que le roman lui-même dont l’action paraît assez décousue: l’héritage du savant Faragus est de mettre en valeur les contrées jusque-là inabordables du monde par le percement des canaux. Pour financer ce projet gigantesque, les petits-fils de Faragus se mettent à repêcher des trésors sous-marins au moyen d’un submersible, le Faragus-diver. Comme dans le roman de Verne, il y a des combats aux poulpes, aux murènes, aux requins et à un crabe gigantesque, mais la catastrophe finale et l’échec du projet sont provoqués par des conflits familiaux. L’ouvrage parut en deux versions différentes: sous le titre Le Club des toqués. Aventures sous-marines, sublunaires et autres chez Dreyfous en 1878 (et non en 1868/69, comme l’on lit parfois, la datation de la Bibliothèque nationale étant erronée) et l’année suivante, sous le titre d’origine et dans la version du Musée des familles, chez T. Lefèvre.

L’ouvrage qui mérite entre tous d’être signalé comme prédécesseur de Vingt mille sous les mers a paru sous le titre Les Aventures extraordinaires du savant Trinitus du 12 mai 1867 [21] au 2 janvier 1868 dans Le Petit Journal. Il est plus connu parce que Pierre Versins en parle dans sa fameuse Encyclopédie et un article lui avait été consacré dans le Bulletin de la Société Jules Verne dès 1936 [22] ; curieusement une analyse plus détaillée, même un résumé de l’intrigue, font toujours défaut. Le roman était alors signé Aristide Roger, pseudonyme du jeune médecin Jules Rengade (1841-1915), et fut publié en 1868 en librairie chez P. Brunet ; il connut plusieurs éditions et même au moins une traduction en espagnol parue chez deux éditeurs différents. La publication de ce roman dans le quotidien à grande diffusion alarma Jules Verne qui avait dû remettre le projet de son « Voyage sous les eaux » en février 1868 pour la mise au point de la Géographie de la France et de ses colonies. Une note annonçant son roman sous ce titre provisoire parut alors dans le Magasin d’éducation et de récréation du 5 septembre 1867, et Verne adressa une lettre au rédacteur du Petit Journal pour se préserver de tout reproche de plagiat. [23]

Les références de Rengade aux œuvres de Jules Verne, sont, par contre, manifestes: ainsi la présence des mots « Voyages extraordinaires » dans le titre définitif, Aventures extraordinaires de Trinitus. Voyage sous les flots, (le sous-titre « rédigé d’après le journal de bord de ‘l’Éclair’ » rappelle d’ailleurs celui de Cinq Semaines en ballon), puis l’arrangement caractéristique de trois personnages principaux, tels qu’ils apparaissent dans Cinq Semaines en ballon et Voyage au centre de la Terre (le professeur et son compagnon, assisté d’un serviteur dévoué). Le cartonnage de l’édition de luxe du roman imite en outre et sans façon le cartonnage dit « personnalisé » des Voyages et aventures du capitaine Hatteras, récemment paru en novembre 1866. Enfin, on trouve une révérence explicite de Rengade à Jules Verne dans un intéressant commentaire de l’auteur à son ouvrage, qui n’a paru qu’en feuilleton et qui est reproduit en annexe à cet article.

Le docteur Trinitus a clandestinement construit le submersible l’Éclair qui est mu par « d’énormes piles fournissant une quantité considérable d’électricité. De grosses bobines bien plus puissantes que celles de Rhumkorff, centuplent leur énergie » [24] ; l’oxygène est également produit électriquement par la décomposition de l’eau de mer. Le véhicule est présenté comme une merveille :

« Une énorme machine en cuivre brillant, aussi volumineuse qu’un wagon, occupait le centre de la pièce qu’elle remplisait [sic] en partie. Elle avait la forme d’un œuf immense un peu aplati en dessous et sur les côtés. Quatre portes-fenêtres constituées par des plaques de verre d’une grande épaisseur et d’une extrême transparence étaient pratiquées sur ses parois. Autant de larges palettes semblables à des nageoires, sortaient de ses flancs, et sous le gouvernail placé à sa partie supérieure, une hélice était adaptée à ce bâtiment sans pareil. » (ch. I, p. 7)

Accompagné du marin Nicaise et du neveu de celui-ci, Marcel, Trinitus se met en 1864 à la recherche de son épouse Thérèse et de sa fille Alice, disparues sur le navire Richmond au cours d’un voyage en Australie. Les explorateurs échappent à une éruption volcanique dans une caverne sous-marine dans laquelle ils avaient pénétré par un tunnel, et aux dangers de la mer des Sargasses grâce à un troupeau de cachalots qui frayent à l’Éclair un chemin à travers les algues à peu près impénétrables. Une tornade emporte le sous-marin dans les régions antarctiques. L’orage endommage le véhicule, et comme l’air risque de devenir toxique à son intérieur, Trinitus se voit forcé de briser une fenêtre. Près du pôle Sud, les trois compagnons sont dans la nécessité de traîner leur sous-marin à travers les glaces. Dans l’épave d’un navire français, Trinitus trouve des indices que sa famille est toujours vivante. Après la réparation provisoire de l’Éclair, les trois voyageurs assistent à un combat entre cachalot et narval, au cours duquel Nicaise est enlevé par le narval et déposé dans une île de la Nouvelle-Calédonie. Les indigènes de cette île le font promouvoir dieu, position qui lui permet de libérer ses amis qui s’étaient mis à sa recherche et se sont faits prisonniers. Leur fuite réussit pendant un orage. Tandis que l’Éclair, définitivement mis hors de service et dérive, abandonné, vers une île voisine et sombre dans les flots, Trinitus et ses compagnons sont rattrapés par les indigènes, mais secourus en dernière minute par un groupe de naufragés parmi lesquels se trouvent également les deux femmes disparues.

 

 

Jules Rengade, portrait (frontispice de son ouvrage La Vie normale et la santé, Librairie illustrée, 1881)

 

Le lecteur de Vingt mille lieues sous les mers retrouve dans le roman de Rengade maints motifs familiers, mais dont Verne a tiré un autre parti: la câble sous-marine qui cause le premier accident de l’Éclair n’est que brièvement cité par Verne ; de même que la mer des Sargasses que le Nautilus évite et que Trinitus pénètre assez maladroitement alors que les risques lui sont bien connus. Le troupeau des cachalots est secourable pour l’Éclair, mais massacré sans merci par le Nautilus. « Le cadavre d’un navire » (titre du ch. XIV), contenant des cadavres humains gelés trouve son pendant dans l’épave du Florida qui effraie Aronnax et ses compagnons. Certains éléments récurrents (le Gulf stream, le travail des infusoires, la description des animaux et de la végétation) s’expliquent par le fait que les deux auteurs se sont servis de la même documentation. [25] D’autres sujets ne laissent pas d’étonner par leur présence dans les deux ouvrages : le tunnel et l’éruption volcanique sous-marine, la mer antarctique, le rôle du narval, les menaces de l’asphyxie.

 

A. Roger: Voyage sous les flots – illustration de la page 1

 

C’est seulement dans la production de l’oxygène par des moyens chimiques que Verne ne suit pas son prédécesseur, mais fait remonter le Nautilus à la surface de l’eau pour renouveler et emmagasiniser l’air. Toutefois, Jules Verne s’était déjà servi en 1865 dans De la Terre à la Lune du procédé expliqué par le docteur Trinitus:

« Nous n’avons donc à nous préoccuper que de la fabrication de l’oxygène, et nous avons cent procédés à notre disposition. Nous nous bornerons à décomposer la par chaleur le chlorate de potasse ; cependant, comme il nous faudrait encore dépenser par jour une dizaine de livres de sel, je réfléchis que nous pourrions avoir recours simultanément à la décomposition de l’eau par l’électricité. L’oxygène obtenu par ce dernier moyen nous permettra d’économiser trois ou quatre livres de chlorate de potasse par jour, ce qui n’est pas à dédaigner, au point de vue du chargement du bateau.
De plus, la décomposition de l’eau par la pile nous donnera un autre gaz très-précieux, parce qu’il brûle en dégageant beaucoup de chaleur : c’est l’hydrogène. Nous le recueillerons à part, et nous nous en servirons pour nous chauffer et faire notre cuisine... Voilà pour ce qui regarde la fabrication des gaz. » (ch. I, pp. 11-12)

Quod erat demonstrandum ! Les descriptions de la vie sous-marine de Rengade ne sont pas moins suggestives que celles de Verne, mais l’auteur a prend soin d’éviter les longues énumérations:

« L’Éclair avançait doucement, à travers les tortueuses allées de ces massifs de coraux ; et à mesure qu’il s’enfonçait sous ces voûtes d’ivoire recouvertes d’un émail vivant, le paysage sous-marin changeait d’aspect et devenait de plus en plus grandiose.
Les piliers et les colonnes prenaient des dimensions de plus en plus colossales ; les arceaux, les porches, les balustrades, les arcs-boutants se multipliaient à l’infini et s’entrecroisaient de mille façons pittoresques ; les ramures de gigantesques polypiers se joignaient pour former de vastes portiques, et par degrés cette immense forêt de madrépores se changeait en un féerique palais.
Le hasard combinait, dans cette architecture extraordinaire, les lignes les plus audacieuses et les formes les plus extravagantes ; et pourtant il en résultait un ensemble d’une admirable harmonie. Rien n’y choquait la vue : rien ne s’y faisait remarquer par sa petitesse. Les moindres détails de cette œuvre commencée dès l’origine du globe et destinée peut-être à ne finir qu’avec lui, charmaient l’esprit observateur de Trinitus, et le frappaient d’un profond étonnement. » (ch. XVII, pp. 159-160)

Une seule fois, le docteur Trinitus – homme modeste et guère charismatique – prend les dimensions mythiques du capitaine Nemo :

« A la lueur argentée de la lampe électrique, Trinitus, revêtu de son appareil tout ruisselant, et surchargé de fucus, de polypes et d’anémones, ressemblait au dieu des Océans. Il suivait comme un triomphateur les gigantesques cétacés qui lui frayaient une route. Jamais divinité marine n’eut dans ses États un tel cortège ; jamais Amphitrite ou Neptune, voguant sur une conque nacrée, ne furent escortés comme l’était Trinitus. » (ch. VII, p. 76)

 

A. Roger: Voyage sous les flots – illustration de la page 113

 

Mais il s’agit ici d’une exception qui ne peut cacher l’inconsistance des personnages de Rengade, qui désespèrent facilement et craignent bien vite voir approcher leur fin. Ces émotions-là sont certes un truc du narrateur pour rendre plus inattendue encore la solution d’une situation qui semblait sans issue; mais la répétition incessante de ce procédé risque fort de s’user. En comparaison avec les personnages de Verne, le trio de Rengade agit avec une naïveté involontairement comique, qui rappelle le comportement nerveux des personnages dans les films d’un George Méliès.

 

A. Roger: Voyage sous les flots – illustration de la page 155

 

On aura remarqué dans le résumé de l’action que la dramaturgie liée à l’exotisme technologique et au monde sous-marin se dégrade progressivement dans le livre de Rengade pour aboutir dans les combats assez conventionnels entre bon Européens et mauvais sauvages et finalement dans la réunion presque miraculeuse de la famille Trinitus, qui ne brille guère par la vraisemblance. Le Voyage sous les flots> est par là bien loin du crescendo réalisé dans le seconde partie de Vingt mille lieues sous les mers. Mais la différence principale entre les deux romans consiste dans le caractère de leurs prototypes sous-marins. Les illustrations montrant les dimensions réduites de l’Éclair sont significatives à cet égard. Mais le manque de fascination n’est pas seulement dû à cet aspect ; une grande partie du suspens développé par Rengade est précisément causée par les imperfections de l’Éclair qui jette ses héros d’une avarie à l’autre, alors que Verne, au contraire, célèbre la perfection quasiment inattaquable de son Nautilus. Son vacillement entretenu tout au long de l’action entre un être vivant et un produit industriel assure au sous-marin de Verne une force qui s’empare de l’imagination des lecteurs, tandis que l’Éclair finit misérablement, mis en pièces et abandonné par son créateur lui-même. Rengade doit s’en être rendu compte à son tour après la lecture de Vingt mille lieues sous les mers, car à la fin de la version remaniée de son roman il souligne l’affection du créateur pour sa création et fait « consoler le pauvre savant et l’arracher à ces morceaux épars de l’Éclair dont chacun était en effet, à ses yeux, comme un fragment de son génie, comme un éclat de son intelligence » [26]. En plus, il fait entrevoir la résurrection possible de l’Éclair comme aérostat dirigeable…

Seulement, lorsque la nouvelle version du Voyage sous les flots parut, Rengade avait déjà été précédé par Jules Verne et son Robur-le-conquérant (1886).

NOTES

  1. Voir Nicolas Petit : « Textes imprimés et images, XVIe–XXe siècle : Éditeur exemplaire, modèle de père, héros de roman : figures d’Hetzel » in Bibliothèque de l’École des Chartes. Revue d’érudition. Paris : Droz, vol. 158, n° 1, 2000, pp. 197-222. Hetzel se voit reproduit, d’après la volonté de Verne même, dans le portrait de Mathias Sandorf jeune. ^
  2. Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel (1863-1886), établie par Olivier Dumas, Piero Gondolo della Riva et V. Dehs. Tome I. Genève : Slatkine 1999, lettre n° 60 du [26 décembre 1868], p. 90. Publication abrégée par la suite Correspondance. ^
  3. pp. I-III. Le nom n’est révélé que dans la version actualisée par Edmond-Yvon Dubail en 1876. ^
  4. Bibliothèque nationale de France, département des manuscrits, NAF 16940, f° 523. Reproduite in Jules Verne. Le roman de la mer. Paris : Seuil, Musée national de la Marine 2005, p. 67. Les photographies originales, reproduites dans cet article, font partie de la collection de l’auteur. ^
  5. William Butcher : “Explanatory Notes” in Jules Verne: Twenty Thousand Leagues Under the Seas. A new translation by William Butcher. Oxford University Press 1998, p. 420. Texte partiellement repris dans The Mysterious Island, traduit par Sidney Kravitz, annoté par W. Butcher. Middletown/Conn.: Wesleyan University Press 2001, p. 650. ^
  6. L. Kallivretakis : “Jules Verne’s Captain Nemo and French Revolutionary Gustave Flourens: A Hidden Character Model?” in The Historical Review. Institute for Neohellenic Research, vol. 1 (2004), pp. 207-243. Cet article très détaillé donne également d’autres précisions sur Adolphe Charras et Flourens père. Consulter l'URL suivant dans Internet : www.historicalreview.org/index.php/historicalReview/view/177/73 ^
  7. Lettre à Hetzel du [8 mai 1869]. Voir Correspondance, lettre n° 72, p. 104. ^
  8. Je sais qu’il y a toujours des biographes qui essaient – contre toute évidence – de sauvegarder l’idéal d’un Jules Verne progressiste, républicain et anticlérical. En me limitant à l’époque de la gestation de Vingt mille lieues sous les mers, je rappelle toutefois le passage dans une lettre à Hetzel où Verne défend l’intervention française pour protéger le Vatican contre les troupes de Garibaldi: « Soyez persuadé que, quoi qu’on dise, ce gouvernement romain en vaut bien d’autres, et qu’il vaut mieux que le nôtre, bien certainement. Voilà ma petite politique. [§] Quant au côté religieux de la question, tout dépend du point du vue. Vous avez raison, si notre existence terrestre est tout en ce monde, et vous avez tort, si elle n’est que peu de chose ou rien, même, en comparaison de la vie future. Dans ce cas-là, peu importera comme on aura vécu, pourvu qu’on ait vécu, non seulement honnêtement, non seulement chrétiennement, mais catholiquement » (Correspondance, lettre n° 45 du 6 septembre 1867, p. 75). ^
  9. Correspondance, n° 79, p. 112. ^
  10. Jules Verne : Paris au XXe siècle, ch. XVI. Paris : Hachette, le cherche midi 1994, p. 193. ^
  11. Volker Dehs : « Les tribulations de Dufrénoy. Traces historiques, autobiographiques et intertextuelles dans Paris au XXe siècle », in Bulletin de la Société Jules Verne n° 171, octobre 2009, pp. 34-44. ^
  12. Dr. Al. Donné : « M. Flourens », in Journal des débats politiques et littéraires, 5 novembre 1867, pp. 2-3. Ici p. 2.. ^
  13. Pierre Larousse : Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle tome 8, 1872, p. 508. ^
  14. Mundus subterraneus [note des auteurs]. Ouvrage le plus connu du savant Athanasius Kicher (1601-1680), paru en deux volumes en 1664 et 1668. ^
  15. Frédéric Zurcher et Elie Margollé : Le Monde sous-marin. Paris: Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel 1868, pp. 59-60. Le passage cité est suivi par un long extrait (pp. 60-62) consacré au Maelstrom, emprunté à la nouvelle d’Edgar A. Poe, « Une descente dans le Maelstrom » (traduction de Baudelaire), mais sans indication de source. Ce passage ne fut pas seulement réécrit par Verne à la fin de Vingt mille lieues sous les mers, mais sert aussi de source d’information au Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Pierre Larousse (tome 10, 1873, p. 905). ^
  16. L. Renard : Le Fond de la mer. Paris : Bibliothèque d’éducation et de récréation J. Hetzel [1868], pp. 82-86. Ici pp. 82-83. ^
  17. Voyage au fond de la mer par le capitaine Mérobert. Paris : Comptoir des imprimeurs-unis, Comon et Cie 1845, pp. 238-239. ^
  18. Paru à Londres, chez Macmillan après une sérialisation in Macmillan’s Magazine, d’août 1862 à mars 1863. La première traduction française paraît remonter en 1914 seulement : Les Bébés d’eau. Conte symbolique, adapté par Henriette Mirabaud-Thorens. Paris : Dorbons aîné. » ^
  19. Gustave Vapereau : Dictionnaire universel des contemporains. Paris : Hachette, 4e édition 1870, p. 1017. ^
  20. H. de la Blanchère : Voyage au fond de la mer. Paris : Furne, Jouvez et Cie [1868], pp. 122-123 ^
  21. Et non le 10 octobre comme l’on lit dans certaines publications. Le journal est disponible sur Gallica. À consulter les numéros parus les mai 1867 12, 13, 15, 16, 22, 23, 29, 30, juin 5, 6, 13, 14, 20, 21, 27, 28, juillet 16, 17, 26, 28, août 1er, 2, 9, 10, 20, 21, septembre 3, 4, 14, 15, 21, 22, octobre 1er, 2, 10, 11, 19, 20, novembre 12, 13, 22, 23, décembre 4, 5, 20, 21, janvier 1868 1er et 2 (toujours à la page 3). A l’exception d’une « parenthèse » dont il sera question plus loin, les textes du journal et de la publication en librairie comportent peu de variantes notables. Toutefois le nombre des chapitres est ramené dans le livre de 38 à 22. ^
  22. Pierre Versins : Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction. Lausanne : L’Âge d’homme 1972, pp. 735-736 ; M. Astier : « Le Nautilus a-t-il eu un précurseur ? », in Bulletin de la Société Jules Verne (ancienne série) n° 2, février 1936, pp. 76-80. Voir aussi l’article de Joseph Altairac, "Voyage sous les flots d'Aristide Roger", Encrage, n° 21-22, 1988, p. 61-64. ^
  23. « Correspondance » in Le Petit Journal n° 1734, 1er novembre 1867, p. 3. À remarquer que cette lettre, légèrement modifiée, fut reprise par Jules Rengade dans la préface à la réédition du Voyage sous les flots qui présente aussi un texte remanié (comptant 13 chapitres au lieu de 22), parue cette fois sous son nom réel. Le texte original de la lettre est reproduite par V. Dehs : « M. Verne dément et approuve dans sa correspondance publique » in Bulletin de la Société Jules Verne n° 161, mars 2007, pp. 40-51 (ici pp. 42-43). ^
  24. Aristide Roger : Aventures extraordinaires de Trinitus. Voyage sous les flots, rédigé d’après le journal de bord de « L’Éclair ». Paris : P. Brunet 1868, p. 6. ^
  25. Surtout les travaux de Mathew Fontaine Maury ; Le Monde de la mer de Frédol (Hachette 1865), Les Mystères de l’océan d’Arthur Mangin (Tours : Mame 1864) ^
  26. Dr J. Rengade : Voyage sous les flots. Paris : Ernest Kolb [29 novembre 1890] (Bibliothèque du Journal des Voyages), ch. XIII, p. 319. Ce remaniement avait paru auparavant dans La Science illustrée n° 101-130, du 2 novembre 1889 au 24 mai 1890. ^

ANNEXE

CURIOSITÉS DE L’HISTOIRE ET DE LA SCIENCE

Les Aventures extraordinaires du savant Trinitus

PARENTHÈSE - Réponse à quelques lecteurs

La plupart d’entre vous, chers lecteurs, ont bien voulu s’intéresser à ce héros un peu fantastique dont vous lisez ici les étranges aventures.

N’aurais-je aujourd’hui d’autre intention que celle de vous remercier de la bienveillance avec laquelle vous l’avez suivi jusqu’à présent, je serais certainement heureux d’interrompre un moment son histoire ; mais si j’ouvre cette parenthèse, c’est aussi pour répondre à plusieurs personnes qui me demandent, au sujet de Trinitus et de son mystérieux bateau, quelques explications.

Les récits que nous vous donnons à cette place étant surtout destinés à la vulgarisation scientifique, il est essentiel que nous soyons autant que possible compris et goûtés de tous. Nous devons pour cela vous présenter la science  sous une forme attrayante, déguiser son âpreté sous quelque agréable sirop, et vous dorer la pilule afin de cercler son amère saveur.

Aussi tenons-nous scrupuleusement compte de vos moindres observations et sommes-nous heureux d’y répondre. Nous avons ainsi la certitude que vous vous intéressez à notre œuvre, et nous ne pouvons vous demander pour elle que la continuation de vos faveurs.

Je suis enchanté, pour ma part, de toutes les questions qui me sont adressées au sujet de mon brave Trinitus ; mais dans l’impossibilité de répondre à chacun de mes correspondants en particulier, je vais essayer en quelques lignes de les satisfaire tous.

On m’a demandé surtout si le bateau sous-marin, tel que je l’ai décrit, existait, et s’il était possible de le voir en quelque endroit.

Les merveilles de l’Exposition vous ont rendus trop curieux, chers lecteurs, et je dois vous dire que l’Éclair de Trinitus n’a pas encore été exécuté. Pour décrire d’une manière à la fois amusante et instructive les mers et les grands phénomènes qu’elles présentent, j’ai dû imaginer un petit roman aussi scientifique que possible, mais fort invraisemblable, j’en conviens, au temps où nous vivons.

Assurément, avec nos connaissances actuelles seules, le bateau de Trinitus est inexécutable, et par conséquent le voyage que le savant accomplit avec Nicaise et Marcel est tout honnêtement impossible de nos jours. Cependant la science est assez avancée déjà pour que nous puissions prévoir la réalisation d’un voyage de long-cours sous les flots, de même que nous pouvons prédire la découverte prochaine de la locomotion aérienne.

Pour vous montrer des hommes voyager au sein des mers, il m’a bien fallu, par conséquent, inventer un petit conte, et j’ai conçu un bateau impossible, pour le moment sans doute, mais que l’avenir réalisera certainement.

Vous verrez même, pardonnez-moi mon amour-propre d’inventeur, – que les bateaux sous-marins, qui dans moins de cinquante ans peut-être, fonctionneront sous nos yeux, si nous avons le bonheur d’être encore de ce monde, ne seront pas fort éloignés de ressembler à l’Éclair de Trinitus.

Vous allez trouver que j’avance une chose un peu hardie, n’est-ce pas, mais vous pouvez voir déjà au Champs-de-Mars de gros navires sous-marins à vapeur, qui, sauf les dimensions, ont bien quelque analogie avec celui de mon héros. Ils s’en rapprocheront de plus en plus, à mesure que la science fera des progrès, car vous ne doutez pas, j’en suis persuadé que, dans un demi-siècle, l’électricité remplacera la vapeur comme force motrice, et qu’il sera possible de respirer dans un espace parfaitement clos en fabriquant de l’air artificiel.

Eh bien, le bateau de Trinitus n’est pas autre chose qu’une machine close marchant par l’électricité, et fournissant à ses habitants de l’air artificiel, soit directement, lorsqu’ils y sont enfermés, soit par l’intermédiaire d’un tube, comme dans la cloche à plongeur, lorsqu’ils sont assis sur les escarpolettes.

Veuillez, par conséquent, chers lecteurs, me passer cet emprunt que je fais à la marine de l’avenir, et pardonnez-moi d’avoir brodé ce petit conte, pour vous mettre sous les yeux de grandes vérités.

 

J. Rengade : Voyage sous les flots (frontispice et page de titre de l’édition de 1890)

 

Mes personnages peuvent vous paraître aussi fabuleux que Simbad-le-Marin et les autres héros des Mille et une Nuits ; leur bateau peut vous sembler aussi fantastique que les dragons, les hippogriffes, les chimères et les chariots d’or qui transportent les fées à travers les nuages, mais n’hésitez pas à croire à tout ce qu’il voient et racontent.

Tous les personnages que je décris et tous les êtres dont je parle, hormis la simple fiction du bateau et des voyageurs, tout cela existe, et personne ne saurait contester l’exactitude scientifique de mes récits.

Je regrette seulement que ma plume soit si peu autorisée, et malheureusement si inhabile, quand elle essaye de dépeindre ces merveilleux spectacles de la nature, qui stupéfient l’imagination.

Je n’ai plus qu’à vous prier maintenant de me continuer votre bienveillance. Elle est à la fois pour moi une récompense et un encouragement. Je crois pouvoir dire que les Aventures complètes de Trinitus seront l’histoire exacte et fidèle des océans, tels que nous les connaissons aujourd’hui.

A l’exemple d’Horace, permettez à l’écrivain d’oser tout ce qu’il voudra pour vous plaire. Ce n’est pas d’aujourd’hui d’ailleurs que la fable et la fiction ont prêté leur poétique concours à la vulgarisation scientifique.

Que de choses nous ont apprises les fantasques personnages de Rabelais, de Micromégas de Voltaire, les Voyages, de Cyrano de Bergerac, dans les Etats de la lune et du soleil, les contes d’Edgard Poë, les récits de notre savant contemporain M. Jules Verne !

Après de si grands noms et de si beaux ouvrages, laissez-moi vous ramener humblement, chers lecteurs, aux Aventures extraordinaires du savant Trinitus, et vous demander pour elles toute votre attention.

ARISTIDE ROGER.

(Le Petit Journal n° 1627, 16 juillet 1867, p. 3)

 

 

Volker Dehs (volker.dehs@web.de), né en 1964 à Bremen (Allemagne) se voue depuis 25 ans à la recherche biographique et à l’établissement de la bibliographie vernienne. Éditeur de plusieurs textes ignorés de Jules Verne, il est co-éditeur (avec Olivier Dumas et Piero Gondolo della Riva) de la Correspondance de Jules et Michel Verne avec leurs éditeurs Hetzel (Slatkine, 5 vols, 1999 à 2006). Il a traduit plusieurs romans en allemand et en a établi des éditions critiques. Ses textes sur Jules Verne ont été publiés en français, allemand, néerlandais, anglais, espagnol, portugais, polonais, japonais et turc.^