Verniana — Jules Verne Studies / Etudes Jules Verne — Volume 3 (2010–2011) — 125–130
Submitted January 13, 2011 Published January 18, 2011
Proposé le 13 janvier 2011 Publié le 18 janvier 2011

Sur la trace des “kritiskshalhen” du professeur Friedrich

Garmt de Vries-Uiterweerd


Dans le roman Le Testament d’un excentrique, le trépas de William J. Hypperbone est officiellement constaté par « le docteur H. Burnham de Cleveland Avenue et le docteur S. Buchanan de Franklin Street ». [1] Et pour comble de rigueur, son corps est soumis à toute l’ingéniosité de la médecine moderne :

A cette époque, d’ailleurs, on appliquait déjà les rayons ultra X du professeur Friedrich d’Elbing (Prusse), connus sous le nom de « kritiskshalhen ». Ces rayons possèdent une force de pénétration si intense qu’ils traversent le corps humain, et jouissent de cette propriété singulière de produire des images photographiques différentes suivant que le corps traversé est mort ou vivant. [2]

Or, on sait que, en général, Jules Verne n’invente pas ce genre de détail. En effet, le professeur Friedrich a bel et bien existé, tout comme ses rayons énigmatiques. Bernhard Krauth a déjà retrouvé les traces de la publication originale de cette découverte, [3] et grâce à Google Books et Gallica, j’ai pu reconstituer, au moins partiellement, comment cette nouvelle est arrivée jusque chez Jules Verne.

En 1895, Wilhelm Conrad Röntgen découvre un nouveau genre de rayonnement, qu’il baptise « rayons X ». Ces rayons, connus aujourd’hui sous le nom de « rayons röntgen », sont beaucoup plus pénétrants que la lumière visible, et ils peuvent être employés pour faire des images photographiques d’un corps humain, dans lesquelles les structures internes sont visibles. Très vite, la science médicale s’empare de cette découverte, et l’année 1896 connaît un véritable déluge de publications sur les diverses applications des rayons X.

Pendant la réunion du 3 décembre 1896 de l’Académie des sciences de Vienne, on discute les travaux d’un certain E. Friedrich :

Der Secretär legt folgende eingesendete Abhandlungen vor:
[...]
3. »Die postmortale Diagnose mittelst einer neuen Art von schwarzen Strahlen, der sogenannten Kritik-Strahlen«, von Herrn E. Friedrich in Elbing (Westpreussen). [4]

 

 

Une des premières photographies au moyen des rayons X. Source: fr.wikipedia.org

 

Le compte-rendu ne donne pas davantage de détails. Néanmoins, un reporter du journal anglais Daily Chronicle a dû assister à la réunion, ou bien il a lu l’article de Friedrich, car dans les mois qui suivent, plusieurs périodiques anglais publient la nouvelle, en l’attribuant au Daily Chronicle. Voici quelques exemples :

New X Rays.
Professor E. Friedrich, of Elbing, Prussia, informs the Vienna Academy of Science that he has discovered some new kind of rays, by which it is possible to determine definitely whether death has taken place. Professor Friedrich maintains that these rays, which he calls “Kritikstrahlen,” are so sharp that they pass through the body almost in a moment, and produce pictures on the photographic plates differing according to whether the body is dead or living. — Daily Chronicle. [5]
A New Ray — A London dispatch from Vienna to the Daily Chronicle says that Friederich [sic], of Elbing, has notified the Vienna Academy of the discovery of a new ray superior to that of Roentgen, and which will infallibly determine in a subject whether death or catalepsy has intervened [6]
The Daily Chronicle correspondent at Vienna says that Prof. E. Friedrich, of Elbing, Prussia, informs the Vienna Academy of Science that he has discovered some new kind of rays, by which it is possible to determine definitely whether death has taken place. Professor Friedrich maintains that these rays, which he calls “Kritikstrahlen,” are so sharp that they pass through the body almost in a moment, and produce pictures on the photographic plates differing according to whether the body is dead or living. [7]

La mention du correspondant du Daily Chronicle prouve que c’est bien ce journal qui est à la source de la nouvelle dans la presse anglaise. Malheureusement, je n’ai pas réussi à retrouver le texte du Daily Chronicle lui-même, mais il est probable qu’il est identique au texte du Photographic times et du Pharmaceutical journal, puisque cette version paraît dans plusieurs périodiques.

 

 

La Revue scientifique ou Revue rose du 13 mars 1897. Source: gallica.bnf.fr

 

En même temps que les périodiques anglophones, la Revue scientifique parle des rayons du professeur Friedrich :

Nouveaux rayons X. — M. E. Friedrich, d’Elbing, en Prusse, a récemment fait connaître à l’Académie des sciences de Vienne sa découverte d’une nouvelle espèce de rayons au moyen desquels il lui est possible de déterminer si un corps est encore vivant ou s’il est réellement mort. L’auteur affirme que ces rayons, qu’il nomme Kritikstrahlen, sont si pénétrants qu’ils passent à travers le corps presque en un instant et produisent sur les plaques fotografiques des images différentes, suivant que ledit corps est mort ou vivant. [8].

Ce texte est évidemment une traduction directe du texte tel qu’il est paru dans The Photographic times ou le Pharmaceutical journal. La Revue scientifique s’est donc basée soit sur le Daily Chronicle lui-même, soit sur l’un des périodiques anglais qui ont repris la nouvelle.

La Revue scientifique, sous-titrée Revue rose, est parmi les périodiques que Jules Verne lisait régulièrement, comme il le déclare lui-même dans un entretien :

To give you an idea of my reading, I come here every day after lunch and immediately set to work to read through fifteen different papers, always the same fifteen, and I can tell you that very little in any of them escapes my attention. When I see anything of interest, down it goes. Then I read the reviews, such as the Revue Bleue, the Revue Rose, the Revue des Deux Mondes, Cosmos, Tissandier’s La Nature, Flammarion’s L’Astronomie.
[Pour vous donner une idée de mes lectures, je viens ici chaque jour après le repas de midi, je me mets immédiatement au travail et je lis d’un bout à l’autre quinze journaux différents, toujours les quinze mêmes, et je puis vous dire que très peu de choses échappent à mon attention. Quand je vois quelque chose d’intéressant, c’est noté. Ensuite, je lis les revues, comme La Revue bleue, La Revue rose, La Revue des deux mondes, Cosmos, La Nature de Gaston Tissandier, L’Astronomie de Flammarion.] [9].

En comparant le passage du roman à l’article de la Revue scientifique, il est très probable que Jules Verne a paraphrasé ce dernier. On ne peut pas exclure, toutefois, la possibilité qu’un autre journal ou revue parmi ceux que Jules Verne lisait, ait à son tour repris la nouvelle de la découverte du professeur Friedrich.

L’écrivain, qui ne parlait pas l’allemand, s’est trompé en recopiant le mot « Kritikstrahlen », qu’il transforme en « kritiskshalhen », coquille passée inaperçue aussi bien de la part de l’éditeur que de l’imprimeur.

Reste à savoir où Jules Verne a trouvé la phrase « rayons ultra X ». Cette expression était employée, dès la découverte de Röntgen, pour tout phénomène encore plus pénétrant que les rayons X.  On désignait comme « rayons ultra X » notamment, au début du 20e siècle, ce qu’on appelle aujourd’hui « rayons cosmiques ». Je n’ai retrouvé aucune mention de « rayons ultra X » dans le contexte de l’examen post mortem.

Quant aux Kritikstrahlen du professeur Friedrich, la validité de leur emploi pour déterminer si un corps est vivant ou mort n’a jamais été confirmée par d’autres chercheurs. Ils sont tombés dans l’oubli, et ne constituent plus qu’un curieux fait divers de l’histoire de la science, encore plus éphémère que l’optogramme, cet image conservée dans la rétine d’un mort qui joue un rôle crucial dans Les Frères Kip. [10]

NOTES

  1. Jules Verne, Le Testament d’un excentrique, vol. 1, ch. II. ^
  2. ibid., vol. 1, ch. III. ^
  3. Bernhard Krauth, „Kritiskshalhen“ — oder wenn Jules Verne versucht, deutsch zu schreiben... Nautilus 16, oct. 2009, p. 32. ^
  4. Sitzungsberichte der Mathematisch-Naturwissenschaftlichen Classe der Kaiserlichen Akademie der Wissenschaften, vol. 105, p. 254. ^
  5. The Photographic times, vol. 29, 1897; Pharmaceutical journal, 1897. ^
  6. The Medical Age, vol. 15, 1897. p. 147. ^
  7. The Electrical review, vol. 40, 1897. ^
  8. Revue scientifique, 4e série, tome VII, numéro 11, 13 mars 1897. p. 342. ^
  9. Robert Sherard, “Jules Verne at Home. His Own Account of His Life and Work”. McClure’s Magazine, vol. 2, no. 2, janvier 1894. Reprise, en traduction française, in: Daniel Compère et Jean-Michel Margot, Entretiens avec Jules Verne. 1873–1905. Genève, Éditions Slatkine, 1998. ^
  10. Arthur B. Evans, “Optograms and Fiction: Photo in a Dead Man’s Eye”. Science Fiction Studies, vol. 20, no. 3, 1993. ^

 

 

Garmt de Vries-Uiterweerd (garmtdevries@gmail.com), est physicien à l'Université de Gand. Il s'intéresse à Jules Verne depuis l'âge de 11 ans, en lisant et collectionnant ses oeuvres. Il est un membre actif de la Société Jules Verne néerlandaise dès les débuts de celle-ci, comme webmaster, rédacteur adjoint du périodique Verniaan, et comme président actuel de la Société. Il a traduit en néerlandais plusieurs textes de Jules Verne comme Les Méridiens et le calendrier, Souvenis d'enfance et de jeunesse et Le Comte de Chanteleine. ^