Verniana — Jules Verne Studies / Etudes Jules Verne — Volume 3 (2010–2011) — ix–xii

Editorial — Le hiatus historique dans la recherche vernienne

Terry Harpold

Dans un discours prononcé à Minicon 1979, conférence annuelle où se retrouvaient auteurs et amateurs de science-fiction et « fantasy », l'auteur et érudit Samuel R. Delany a fait observer que l'étude académique de la science-fiction, comme elle était alors structurée, avait été marquée par une histoire pleine de ruptures et de hiatus. [1] Après une longue exclusion de l'université, la science-fiction avait été reconnue pendant les deux premières décennies comme un domaine important de la littérature d'imagination. Les chercheurs qui avaient aiguisé leur sens critique sur les autres littératures ont commencé à prendre au sérieux la science-fiction, à l'enseigner et à écrire sur ses canons littéraires établis et émergents. Delany admettait que cela représentait un développement positif pour le domaine, mais, ajouta-t-il, la nouveauté de la science-fiction comme un sujet acceptable pour des études universitaires portait en elle-même la certitude que la nouvelle critique serait déconnectée de la longue période d'évolution qui l'avait précédée. (“The working assumption of most academic critics is that somehow the history of science fiction began precisely at the moment they began to read it — or, as frequently, in the nebulous yesterday of 16th and 17th-century utopias” [p. 99].) Les nouveaux chercheurs, se plaignait Delany, ignorent souvent ce qui avait été publié auparavant et qui avait déterminé ce champ de leurs nouvelles recherches. De plus, ces chercheurs n'étaient pas au courant de l'existence d'un corpus substantiel contenant à la fois la pensée critique et l'écriture de science-fiction, dont l'histoire si variée et souvent conflictuelle — Delany insistait là-dessus — a façonné sa signification et façonnera son avenir dans le monde littéraire. Le hiatus entre une critique émergente de la science-fiction et l'histoire de cette même science-fiction, a-t-il conclu, ne pouvait qu'entraîner une diminution de la créativité des critiques et chercheurs. Ces derniers doivent tenir compte de l'existence de l'histoire — et de la "présence" — de la science-fiction afin de permettre une croissance continue de ce domaine. [2]

Dans son discours, Delany poursuit en situant le moment où cette différence historique et toujours présente en science-fiction est devenue réalité. Il la situe au sein même de la rhétorique propre au langage de la science-fiction. Je pense qu'il est possible, et même nécessaire, d'appliquer la démarche proposé par Delany (tenir compte de l'existence d'une histoire dans leur domaine si ce domaine est effectivement en cours de développement) à l'état actuel des études verniennes, marquées aussi par le même genre de hiatus dont Delany s'est plaint voilà plus de trente ans. [3]

Dans le domaine de la recherche vernienne, Walter James Miller s'est efforcé d'inclure les études verniennes comme un élément à part entière de la critique littéraire anglo-saxonne. Au cours de plusieurs conférences présentées à la fin de sa vie, Miller faisait part de ses réflexions à propos de la réhabilitation littéraire de Verne (toujours en cours actuellement) pour ses lecteurs et les chercheurs. Il entrevoyait que les succès de cette réhabilitation pourraient également entraîner des répercussions malheureuses dont souffrirait l'héritage de Jules Verne. [4] Au cours de ces dernières décennies (et surtout depuis le cent-cinquantième anniversaire de la naissance de Jules Verne en 1978 et le centenaire de sa mort en 2005), un torrent de nouveaux articles, livres, revues et de numéros spéciaux de périodiques, de nouvelles éditions commentées et des traductions en plusieurs langues ont été publiés. Cela est à notre avantage; à certains égards, le domaine de la recherche vernienne est désormais plus international, pluridisciplinaire et la critique des écrits de Verne est actuellement plus riche qu'à tout autre moment de son histoire.

Le regret exprimé par Delany s'applique aux recherches verniennes dont l'histoire est plus complexe et incohérente que la renaissance en cours ne le laisse supposer. Il y a des volumes, des étagères, des archives entières de travaux critiques et historiques publiés avant la période actuelle qui s'imbriquent de différentes façons avec les études verniennes contemporaines. Notre productivité en tant que chercheurs et passionnés de Verne est déterminée dans une large mesure par notre connaissance de ses écrits et de notre relation avec eux. Certes, une bonne partie de ce qui a été dit et écrit sur Jules Verne sont des sottises, et cela peut facilement être ignoré. Une partie des études publiées conservent uniquement un intérêt historique : les méthodes et les préoccupations à l'origine de ces études ont perdu de leur importance au sein de la recherche vernienne actuelle. Le chercheur qui pénètre pour la première fois dans ce domaine est confronté à cette pléthore d'écrits sur Verne dont il lui est difficile et intimidant d'extraire l'important et l'indispensable pour lire et enseigner Verne. En outre, le corpus vernien propose des défis particuliers aux spécialistes. Compte tenu de la riche intertextualité et du caractère auto-référentiel des textes de Verne, y a-t-il un auteur moderne comparable dont il paraît nécessaire d'avoir lu tout ce qu'il a écrit? et d'avoir lu une bonne partie de l'immense corpus de critique littéraire et scientifique qui a analysé et commenté son écriture? [5]

Walter James Miller observa que plus nous réussissons à asseoir l'importance de Jules Verne, plus les anciennes lectures à la qualité douteuse, les éditions expurgées et les traductions criminelles seront ressuscitées (et, par l'intermédiaire d'Internet, d'une manière encore plus durable!). [6] Les bonnes et anciennes éditions vont être négligées, car perdues dans la masse de matériel existant, ou parce que les spécialistes et nouveaux chercheurs de Verne ne parviennent pas à consulter l'ensemble des écrits critiques : ils consacrent alors leurs énergies à «réinventer la roue» à chaque nouvelle lecture. En dépit de la publication récente de superbes éditions commentées de traductions en anglais de Verne (chez Oxford University Press, University of Nebraska Press, Wesleyan University Press, et d'autres), et une augmentation notable d'excellentes études critiques en langue anglaise, ces éditions sont encore et toujours évincées sur les rayons du monde anglo-saxon par les lamentables anciennes traductions et les biographies d'un Jules Verne « père du futur ». Hors du monde anglo-saxon, ce fossé entre les bonnes traductions, biographies et études récentes, et les mauvaises traductions, biographies et études d'autrefois est beaucoup moins prononcé, en particulier dans le monde francophone. Néanmoins, le manque d'éditions critiques et commentées de qualité oblige les nouveaux lecteurs de Verne et ses chercheurs à trouver ailleurs la documentation nécessaire à propos de l'œuvre de Jules Verne. Ces recherches et trouvailles peuvent conduire à des résultats d'un niveau imprévisible et de qualité variable.

Les causes de ce hiatus entre le présent et le passé dans le domaine des études critiques de Verne sont nombreuses. La réputation académique de Jules Verne pendant une bonne partie du XXe siècle comme écrivain aberrant extra-littéraire et auteur de récits d'aventures pour garçons, peut laisser supposer (à tort) que les travaux de cette période sont de peu d'intérêt. L'originalité de certaines études des textes verniens et les méthodes de la critique et documentation verniennes récentes ont eu pour effet de séparer les nouveaux chercheurs verniens des travaux importants de leurs prédécesseurs. Des études historiquement importantes sont dispersées dans de nombreux périodiques à faible tirage. Parmi elles, seul un petit nombre des meilleures critiques ont été recueillies dans des volumes édités, ou disponibles en ligne. Cela oblige les chercheurs à effectuer des recherches documentaires parmi de nombreuses sources différentes. [7] Fort peu de ce matériel, en grande majorité rédigé en français, a été traduit en d'autres langues. La croissance en qualité des éditions critiques et commentées a permis historiquement une concentration de l'érudition, mais le nombre de ces éditions des Voyages extraordinaires (ou de textes de Jules Verne comme les pièces ou les écrits non romanesques) est encore une petite partie de l'ensemble. L'absence presque totale d'éditions critiques en français signifie que les nouveaux lecteurs sont limités dans leur choix de sources. Ces dernières dépendent des versions les plus largement diffusées des textes de Jules Verne. [8]

En fait, le hiatus dans les études sur Verne s'exprime par des définitions péremptoires: «Jules Verne est ... ceci ... ou cela comme écrivain : ses œuvres signifient ceci ou cela …". Ces affirmations sont toutes liées à un élément documentaire souvent inconscient, parfois exprimé correspondant au moment où elles sont assénées. Il est difficile de leur accorder une valeur rigoureuse si on ignore leur origine. Une approche plus nuancée et réfléchie est nécessaire.

Le domaine des études Jules Verne vit actuellement une transformation énergique de ses structures qui va permettre de renouveler son potientiel créatif pour les chercheurs et les spécialistes verniens. Même si cette transformation permet de combler le hiatus historique dans les recherches verniennes, elle fera partie au plein sens du terme de l'histoire du développement des études de Verne. Elle est déterminée par les lectures de Jules Verne et son écriture, par la réception de celle-ci par ses lecteurs contemporains et ceux qui ont suivi, par l'évolution de la critique et de l'étude des textes verniens, et par l'histoire des sociétés et clubs Jules Verne aussi bien nationaux qu'internationaux. Le domaine des études verniennes a évolué à partir de balbutiements hésitants jusqu'à une visibilité complète au sein des études littéraires modernes. Le soin que nous prendrons à tenir compte de ces facteurs détermineront le succès de nos efforts actuels offriront une garantie pour la croissance future des études Jules Verne.

Gainesville, Florida, January 2011
(Traduit par Jean-Michel Margot)

NOTES

(Merci à Arthur B. Evans des suggestions apportées lors de la lecture d'une première version de ce texte.)
  1. “Science Fiction and ‘Literature’ – Or, The Conscience of the King.” Reproduit dans Speculations on Speculation: Theories of Science Fiction, eds. James Gunn and Matthew Candelaria. Lanham, MD: Scarecrow Press, 2005. 95–117. ^
  2. Les chercheurs francophones de cette période ont bénéficié d'un avantage à ce niveau : la monumentale Encyclopédie de l'utopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction (Lausanne: Editions L'Age d'homme, 1972) de Pierre Versins a servi de base à la majorité des études qui ont suivi. Le travail de Versins fut reconnu et honoré en 1973 par un prix Hugo spécial. ^
  3. Pour une analyse remarquablement concise et précise que Delany fait de la SF et de la critique SF, ainsi que pour l'évolution exemplaire de sa carrière d'écrivain et de critique afin de faire reconnaître la respectabilité de la SF par le monde académique, voir Stephanie A. Smith, "A Most Ambiguous Citizen: Samuel R. “Chip” Delany," dans American Literary History 19.2 (2007): 557–70. ^
  4. Voir, par exemple, le texte de Walter James Miller “The Role of Chance in Rehabilitating Verne,” dans Extraordinary Voyages 17.1 (Décembre 2010): p. 6-10. En hommage au travail de Miller pour faire reconnaître Verne comme un véritable écrivain, ce volume de Verniana lui est dédié. ^
  5. Ici je me fais l'écho du sentiment que Volker Dehs a exprimé dans son éditorial de Verniana 2, que nous assistons au cours des dernières années à une production sans précédent d'études et de recherches dans notre domaine. La contribution de Dehs à ce volume, reconstituant sous la forme la plus complète et au niveau bibliographique la plus précise possible à ce jour les bibliothèques personnelles de Jules et Michel Verne, est une étape importante dans la documentation des intertextes de l'univers vernien. ^
  6. Arthur B. Evans recense et documente les mauvaises traductions en anglais dans “Jules Verne's English Translations”, Science Fiction Studies 32.1 (2005): p. 80-104. ^
  7. Il y a une exception à cela: le nombre croissant de matériel vernien réuni dans la Collection Jules Verne de Zvi Har'El à . Le Forum Jules Verne à est une liste de diffusion électronique, créée par le regretté Har'El Zvi en 1996. Le Forum Jules Verne est devenu le principal site sur le Web permettant le dialogue entre les chercheurs verniens. Comme tel, il représente non seulement une ressource inestimable pour chaque spécialiste de Verne, mais aussi un modèle, sur une base collégiale, des échanges scientifiques dans ce domaine. Le don qu'a fait Jean-Michel Margot en 2007 à la Maison d'Ailleurs de sa collection unique au monde de documentation internationale sur Verne — où celle-ci sera au cœur d'un nouveau centre de recherche et d'études verniennes — représente une autre occasion de rassembler le corpus de la critique et des études sur Verne. ^
  8. La mise en ligne des manuscrits nantais sous forme d'images numérisées de haute qualité sur le site WWW de la Bibliothèque municipale de Nantes offre une quantité de matériel sans précédent aux chercheurs du monde entier. Cette mise en ligne va permettre en particulier de mieux savoir comment Verne préparait, composait et rédigeait ses textes. Les découvertes, loin de se faire dans l'isolement, vont pouvoir ainsi se faire plus nombreuses et pourront être partagées au sein des lecteurs et spécialistes grâce à des réseaux d'échanges d'informations. ^