Verniana — Jules Verne Studies / Etudes Jules Verne — Volume 2 (2009–2010) — 211–216
Submitted January 10, 2010 Published January 31, 2010
Proposé le 10 janvier 2010 Publié le 31 janvier 2010

Des documents résonnants : Walter James Miller parle de Jules Verne

Volker Dehs

 

Two Great Writers. The North American Jules Verne Society presents the WNYC Book World and Reader’s Almanac radio interviews by Walter James Miller. Restored recordings from the original radio broadcasts done for the NAJVS by Andy Rogulich at High Fidelity Mastering. 2009. 2 CDs, 48 min. 41 sec., 46 min. 10 sec.


Parmi les diverses histoires nationales de la réception de Jules Verne, celle des USA est une des mieux documentées ; de nombreuses études récentes en témoignent. [1] Tous les auteurs sont d’accord sur le fait que Walter James Miller – poète, essayiste, professeur de lettres anglaises – a mérité une place privilégiée dans les méandres de cette évolution qui va d’ailleurs chronologiquement du pire au meilleur. Aussi, en se rapportant à une demande de Brian W. Aldiss formulée dans un article de 1965 de se mettre à une réévaluation littéraire de l’œuvre vernienne par une amélioration de ses traductions, Miller a été le premier – et pendant bien longtemps le seul – à prendre au sérieux cette réclamation et à la réaliser. Sa traduction de Vingt mille lieues sous les mers, constamment améliorée depuis 1965, puis enrichie de notes et de commentaires, est restée un des modèles du genre et n’a trouvé un équivalent en langue française qu’en 2005 ! L’idée d’un Annotated Jules Verne était donc lancée ; elle fut continuée en 1978 par une édition critique de De la Terre à la Lune et trouva des successeurs dans les traductions commentées, éditées par William Butcher et Arthur B. Evans.



Les quatre dialogues enregistrés sur les deux CDs témoignent de l’enthousiasme et de l’engagement de Miller déployés tout au long de cette évolution. Le premier entretien, diffusé en 1966 dans le feuilleton « Book World » (New York) incrimine la place déplorable que les Américains accordaient alors à Jules Verne, tout bon à servir aux scénarios des productions cinématographiques d’Hollywood, considérablement « améliorés » (ceci va de soi) par les scénaristes ne respectant pas la trame originale qu’ils ne connaissent évidemment qu’à travers des traductions tronquées et mutilées. L’exemple de Vingt mille lieues sous les mers lui permet de rejeter et de relativiser avec humour les nombreuses légendes et lieux communs qui s’étaient établis dans les pays anglophones autour de « Joulsvern » le « merveilleux prophète ».

L’arrière-fond biographique de Jules Verne est le sujet du deuxième entretien consacré au livre de Jean Jules-Verne (1973), traduit en anglais en 1976. Entre 1970 et 1986, Walter James Miller avait animé un feuilleton radiophonique hebdomadaire intitulé « The Reader’s Almanac » où il interrogeait les écrivains sur leurs œuvres et qui lui procura la réputation d’avoir vraiment lu les livres présentés avant d’en parler… exception notable dans le travail journalistique de tous les pays et de tous les  temps ! [2] Phénomène tout aussi rare et paradoxal dans notre contexte : la traduction du Jules Verne de Jean-Jules-Verne, établie par Roger Greaves (qui a aussi publié une biographie remarquable sur Nadar) est bien supérieure au texte original bien que (ou parce que) des 383 pages initiales ne subsistent que 245. Pour une fois, le « cannibalisme littéraire » qu’est l’adaptation s’est révélé réellement avantageux. Causant avec son confrère Dean Donald Collins, Miller présente aux auditeurs notamment les deux éléments considérés alors comme novateurs dans la biographie de Verne : la révélation d’une maîtresse, « Mme Duchesne », ainsi que des problèmes graves que réunissaient ou opposaient l’écrivain et son fils Michel. Bien qu’on dispose actuellement de plus de précisions sur ces aspects, les informations contribuaient à l’époque considérablement à modifier l’image bienséante et asexuée d’un Jules Verne prophète et conteur d’enfants, tout en se basant sur une documentation authentique et sérieuse. Est-ce que la lecture de ce livre a apporté beaucoup de nouveaux lecteurs à Verne, comme l’a prédit Collins dans sa conversation ? La question reste posée.


Pour les deux autres entretiens, qui abordent les traductions commentées de Vingt mille lieues sous les mers (1977) et De la Terre à la Lune (1979), Walter J. Miller a changé de côté et se laisse à son tour interroger par William Pankin et Jack Sullivan. Miller ne cesse pas d’insister sur des éléments négligés pendant trop longtemps, l’humour des Voyages extraordinaires, la satire sociale et l’ambiguïté de son écriture. C’est à raison, me semble-t-il, qu’il parle d’une « double life » de l’écrivain, l’une assez conventionnelle de sa vie privée, l’autre bien plus inhabituelle qui s’exprime dans ses écrits. Miller se contente de constater ces faits et n’essaie pas d’y plaquer une explication simpliste. On a déjà trop abusé de confondre l’homme et son œuvre littéraire. Bien sûr, les méfaits – ou bien les « crimes » – des traducteurs sont un sujet récurrent dans les conversations, mais le spécialiste sait aussi émettre des questions novatrices qui, jusqu’à nos jours, ont été peu ou même pas été exploitées de manière satisfaisante. Je ne nomme que les rapports littéraires et les parallèles entre Verne et James Fenimore Cooper (dont il fut un lecteur avide et connaisseur dès son enfance) et la question si les allusions sexuelles qu’on peut repérer dans les textes verniens ont été introduites intentionnellement par leur auteur (comme le pense Miller), si elles traduisent les obsessions de son inconscient ou si elles ne sont que les reflets imposés postérieurement par la perspective de ses interprètes. Les suggestions de Miller sont là pour animer ces discussions toujours actuelles et ne se réduisent donc pas à des aspects muséologiques.

Plus de 35 ans après les deux premiers Annotated Jules Verne, les efforts de Walter James Miller – dont les activités impressionnantes sont toujours intactes [3] – portent donc leurs fruits ; mais il est également évident qu’une meilleure traduction des Voyages extraordinaires ne constitue qu’une des étapes nécessaires – quoique indispensables – en vue d’une réévaluation littéraire de Jules Verne. Celle-ci n’est point un fait accompli ni aux pays anglophones ni d’ailleurs en France ; c’est un processus continuel demandant son temps pour s’imposer difficilement à l’esprit de ceux qui préfèrent les clichés à l’expérience de la lecture. Les deux CDs édités par les soins de la North American Jules Verne Society auront désormais leur place dans ce développement, non seulement comme l’hommage des plus mérités à un grand vernien/verniste, mais aussi comme des documents sympathiques, raisonnants et résonnants, dans l’histoire de la réception internationale de l’écrivain Jules Verne.


NOTES

  1. Brian Taves : “Jules Verne. An Interpretation”, in B. Taves & Stephen Michaluk jr.: The Jules Verne Encyclopedia. Lanham/Md., London: The Scarecrow Press 1996, pp. 1-22.
    Arthur B. Evans: “Jules Verne’s English Translations”, in Science Fiction Studies vol 32, #95, March 2005, pp. 80-104.
    Jean-Michel Margot : “Jules Verne aux États-Unis”, in Revue Jules Verne. Amiens : Centre International Jules Verne, vol. 10, Nr. 19/20, 2005, pp. 35-40.
    Walter James Miller: “As Verne Smiles”, in Verniana vol. 1, 2008-2009, pp. 1-7. ^
  2. Parmi les centaines des conversations qui composent cette bibliothèque radiophonique ont été récemment publiés trois entretiens avec Kurt Vonnegut : Essential Vonnegut, un CD édité par K. A. Ryan (Caedmon 2006). ^
  3. Comme en témoigne son édition du Superbe Orénoque, traduit par Stanford L. Luce : The Mighty Orinoco. Middletown/Conn. : Wesleyan University Press 2002. ^

 

 

Volker Dehs (volker.dehs@web.de) né en 1964 à Bremen (Allemagne) se voue depuis 25 ans à la recherche biographique et à l’établissement de la bibliographie vernienne. Éditeur de plusieurs textes ignorés de Jules Verne, il est co-éditeur (avec Olivier Dumas et Piero Gondolo della Riva) de la Correspondance de Jules et Michel Verne avec leurs éditeurs Hetzel (Slatkine, 5 vols, 1999 à 2006). Il a traduit plusieurs romans en allemand et en a établi des éditions critiques. Ses textes sur Jules Verne ont été publiés en français, allemand, néerlandais, anglais, espagnol, portugais, polonais, japonais et turc.

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