Bien que la démarche qui suive puisse sembler inhabituelle pour le lecteur — tant par la proposition de l’existence d’un intertexte et des relations entre Breton et Verne que par le rapprochement entre deux personnages verniens rarement étudiés conjointement —, l'auteur de cet article, fidèle à l'école dite "de Genève", tient à préciser que cet essai (qui n’ambitionne que de lever un coin du voile de la richesse de la poétique vernienne) se veut novateur dans son approche du texte vernien ; en outre, ce dernier n’est à considérer que comme un exemple de la réalité de cet intertexte, parmi un grand nombre d'autres réalités possibles.
Pour un lecteur appartenant au mouvement surréaliste, les Voyages extraordinaires de Jules Verne possèdent une profondeur confondante. Même si les romans d’aventures de Verne semblent — et devraient être — à l’opposé de la poétique, exposée dans le Manifeste du surréalisme en 1924 par André Breton, il existe en fait à plusieurs niveaux une intertextualité entre le récit vernien et les récits surréalistes, et plus particulièrement ceux du chef de file du mouvement éponyme. Thématiques, topologiques et structurels, ou encore cryptogrammatiques, les liens sont bien trop nombreux entre les deux auteurs pour que cela ne soit que coïncidences : en effet, plutôt que de voir en cette récurrence un simple hasard providentiel, — ou pour reprendre les termes de Pascaline Mourier-Casile — « un emprunt à la même tradition ésotérique », [1] la présence de cet intertexte tend à affirmer l’idée que je propose : voir en Jules Verne et en ses romans d’aventures une matière première du surréalisme, retravaillée et transformée pour répondre aux attentes d’André Breton et de ses coreligionnaires, mais présente non pas juste comme des échos de lectures de jeunesse mais en tant que palimpseste réel et profond. Breton semble ainsi ne pas pouvoir exister sans Verne.
Une première approche analytique de ce palimpseste a été réalisée par Pascaline Mourier-Casile qui dresse une correspondance entre les mythes présents chez le chef de file du surréalisme, principalement dans Arcane 17, et les trois auteurs que sont Gourmont, Jarry et Jules Verne. [2] L’analyse consacrée à Verne se penche principalement sur Les Indes Noires. En effet, l’auteure propose une relecture de cet ouvrage en parallèle avec Arcane 17 dans une perspective d’inversion : il existe pour elle un transfert — alchimique et poétique — d’une œuvre à l’autre, par conversion de signe, « de l’œuvre en noir à l’œuvre en blanc » [3], précise-t-elle. En l’occurrence, il s’agit principalement d’une inversion monochrome des couleurs et des chemins : par exemple, si l’île Bonaventure présente une lumière éclatante, les mines des Indes noires se perdent dans l’obscurité. Pourtant, plus que l’alchimie et la poétique des auteurs, c’est un détail textuel qui a retenu l’attention de Mourier-Casile et a permis toute sa réflexion : la présence dans les deux récits d’une « petite fille à l’harfang ». [4] Néanmoins, mis à part ce personnage emblématique, ce n’est qu’au travers de ressemblances peu convaincantes que l’analyse se poursuit. [5] L’auteure annonce même, dans la préface, qu’elle ne cherche pas à créer un intertexte. [6] Toutefois, elle est la seule critique à avoir réellement introduit un rapprochement entre Breton et Verne. Ses conclusions ne mettent que faiblement en relation les deux auteurs : alors qu’elle rapproche Arcane 17 des Voyages extraordinaires, elle énonce enfin que « la plupart de ces thèmes fondamentaux, communs [à Verne et à Breton] […] s’alimentent à une source commune, celle de la tradition ésotérique ». [7] Tout en annonçant des convergences, la nature du lien que Mourier-Casile relève - puisqu’il existe hors du texte - dissocie les deux auteurs. Il faut avouer que son intuition n’était pas erronée : elle a su voir la première des détails qui poussent à relier les deux auteurs. Mais le fait qu’elle s’en tienne uniquement à ce rapport et à quelques ouvrages limite la portée de sa réflexion. Nos recherches suivent une autre logique : nous considérons que le fait de pouvoir associer les deux auteurs par un intertexte nous dispense d’expliquer les liens qui les unissent par leur appartenance commune à une tradition indépendante et exogène.
Dans une autre mesure, l’article "The Science is fiction : Jules Verne, Raymond Roussel and Surrealism" de Terry Hale et Andrew Hugill [8] dresse une filiation de Jules Verne à Raymond Roussel, et de celui-ci au surréalisme. Toutefois, les auteurs ne poussent pas la réflexion plus avant et s’en tiennent à l’établissement de ces liens. Je me propose, donc, de définir ce que la rencontre de ces deux auteurs crée, et quelle en est la portée poétique, en proposant de nouvelles interprétations des textes, ainsi que nous le verrons dans cet article.
Je restreins ici ma démonstration à l’un des liens qui existent entre les deux auteurs, ce que l’on peut appeler « l’automatisme psychique » — hyperonyme qui recouvre plusieurs modes d’écritures et plusieurs dispositifs cognitifs tant chez Breton que chez Verne — et l’utilisation qui en est faite, pour démontrer l’existence d’un intertexte : la reconnaissance de celui-ci permet en outre de proposer une nouvelle lecture du monde vernien tout comme le texte vernien peut venir éclairer les récits surréalistes ; le présent essai se concentrera sur la relecture des textes verniens. L’automatisme psychique tel qu’il est défini dans le Manifeste du surréalisme de 1924 joue un rôle fondamental dans tout le mouvement artistique d’André Breton et même avant la publication de ce texte fondateur : cette poétique doit permettre d’atteindre la surréalité [9] car libérée de la censure de la conscience, et de découvrir le fonctionnement réel de la pensée grâce à la création poétique qu’elle suscite. Etrangement, un mode d’expression semblable se retrouve chez certains personnages verniens.
Deux personnages tirés de l’univers des Voyages extraordinaires sont à même de nous montrer de quelle manière ces écritures mécaniques et « distraites » sont une composante de la poétique vernienne : le premier est Paganel des Enfants du capitaine Grant, et le deuxième est Axel, le neveu du professeur Lidenbrock du Voyage au centre de la Terre avec son expérience scripturale de demi sommeil. Autant la distraction surnaturelle de Paganel que l’écriture spontanée d’Axel sont subies par le personnage, ce pourquoi nous les considérons comme exogènes : bien qu’Axel soit à l’origine de l’écriture du « journal de bord », il ne lui appartient pas de proposer un type d’expression qui serait pour lui révélateur ; au contraire, il n’est que le jouet des éléments extérieurs. La présence de ce type d’écriture chez Verne est à admettre comme un signal : ce n’est pas un hasard, mais un signe qu’il faut déchiffrer, et son déchiffrement permet en l’occurrence de mieux saisir le texte vernien, tout en admettant que les Voyages extraordinaires fonctionnent ainsi qu’un terreau théorique et pratique pour Breton et le surréalisme.
L’automatisme pour André Breton et les surréalistes
L’automatisme est chez les surréalistes le meilleur moyen d’atteindre la surréalité en dépassant la conscience humaine et en exposant clairement l’inconscient. Breton, à travers la critique du romanesque dans le Manifeste du surréalisme, fait une apologie de l’imagination comme ordonnatrice de l’existence. Puisque l’écriture automatique est « la véritable pensée qui se cherche elle-même », [10] elle doit s’en prendre à la logique, qui a imposé à l’homme une vue limitée de lui-même. Breton revendique que les poètes, avec les moyens qui leur sont propres, participent à l’élaboration d’une nouvelle méthode de connaissance.
Il ne s’agit plus seulement, pour Breton, d’un aspect de la création verbale mais d’un mode général d’expression du psychisme humain. A travers cette technique d’écriture qu’est l’automatisme tel que le définit le Manifeste du surréalisme, Breton espère exprimer « le fonctionnement réel de la pensée » « soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière. » [11] Il s’inspire par ailleurs pour cette théorisation des écrits de Pierre Janet sur la question de l’automatisme psychologique (1889) [12] : l’écriture automatique est pour Janet la réponse donnée par le sujet, à son insu, à une suggestion subie au préalable dans le sommeil hypnotique — ce qui n’est nullement le cas dans le texte automatique surréaliste — et par ailleurs, il juge les résultats obtenus si pauvres et si répétitifs qu’il caractérise l’automatisme comme une dégradation de l’activité psychique, ce qui situe sa pensée aux antipodes de celle de Breton pour qui l’automatisme livre l’or brut de la poésie. Un autre grand théoricien de l’automatisme auquel s’intéresse Breton — mais dès 1933 seulement — est Myers. Il reste toutefois à distance de celui-ci, la question de l’extériorité de la « voix » surréaliste ne lui paraissant pas même pouvoir se poser. Cette voix qui se fait entendre est, pour Breton, celle du sujet — certes pas du sujet conscient, mais du sujet quand même, dont il convient « d’unifier (la) personnalité ». En effet, il précise dans Le Message automatique que si l’automatisme, comme il est vécu par les médiums ou le spiritisme, tend à dissocier la personnalité psychique du médium, la conception surréaliste prône l’unification de la personnalité. [13] De Myers il retiendra par contre son interrogation sur la structure, au plan strictement psychologique, d’un possible réservoir commun de conscience.
Ainsi, se trouvent ramenées à un même but les expériences menées entre 1919 et 1924, telles que phrases de demi-sommeil, [14] propos des sommeils hypnotiques, récits de rêves, dessins automatiques. Voilà ce que prétend l’attaque contre le roman, expression dans l’art de l’attitude réaliste [15] : bien au contraire, il faut se concentrer sur les possibilités offertes de ne pas suivre cette voie romanesque, et de réaliser par toute forme d’expression automatique, telle principalement l’écriture automatique, une explosion d’imaginaire, permettant de découvrir le psychisme humain, et par delà, la surréalité. Cette écriture automatique est placée sous « [la] dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale » [16] : elle doit surtout faire fi de toutes les particularités de l’énonciation fictive — romanesque —, et tendre à une réalité parfaite, évitant par là descriptions, linéarité du récit, intrigues romanesques et la psychologie des personnages. Breton énonce les caractéristiques de cette nouvelle forme d’expression, et les moyens d’y arriver dans le Manifeste du surréalisme :
Tout occupé que j’étais encore de Freud à cette époque et familiarisé avec ses méthodes d’examen que j’avais eu quelque peu l’occasion de pratiquer sur des malades pendant la guerre, je résolus d’obtenir de moi ce qu’on cherche à obtenir d’eux, soit un monologue de débit aussi rapide que possible, sur lequel l’esprit critique du sujet ne fasse porter aucun jugement, […], et qui soit aussi exactement que possible, la pensée parlée. [17]
Ce mode d’expression est essentiel aux yeux d’André Breton : la surréalité doit permettre à l’homme de connaître son devenir, son origine, d’accéder à une forme de connaissance universelle par les élans poétiques qu’elle crée. Si essentielle soit-elle, Breton non seulement n’a jamais sacralisé l’écriture automatique, bien qu’il appuie sur elle sa poétique, mais encore ne prétend-il pas laisser toute liberté à cette écriture : il consent à la diriger, à la travailler, pour la rendre plus révélatrice, preuve en sont les multiples ratures et les multiples modifications que l’on trouve sur les manuscrits des Champs magnétiques. [18]
La distraction et les écritures mécaniques chez Verne — 1. Paganel ou la « distraction surnaturelle »
Cet exercice spécifiquement surréaliste qu’est l’écriture automatique — spécifique dans sa dimension créatrice — rappelle certains passages des Voyages extraordinaires, bien que le terme « écriture automatique » lui-même n’apparaisse jamais chez Jules Verne, alors qu’il est fait mention de « la distraction » [19] à plusieurs reprises, entre autre dans Les Enfants du capitaine Grant, et que l’on peut saisir comme étant la dénomination d’un symptôme d’une activité adventice. L’exemple présent concerne un automatisme psychique subi, dans lequel le monde s’impose à un personnage qui ne se rend pas compte de ce qu’il écrit ou de ce qu’il fait, et c’est sous la forme de la distraction que celui-ci se présente. En l’occurrence, Paganel, confronté à un état psychique particulier et par un trait de caractère qui lui est propre, se révèle être le vecteur d’une pensée sans arrêt, sans linéarité ni fixité, qui se répercute sur ses actions, qui, par corrélation, en deviennent non-linéaires : rêve, écriture spontanée, analogies imaginaires ou encore actes dus à la distraction se présentent comme la clef d’un certain type de récit vernien.
Ces aléas de l’écriture assument un rôle dans un espace diégétique lié à l’économie du récit et à la structure de celui-ci : ils ne sont pas juste des signes épars et flottants, mais répondent à une logique que la lecture permet de reconstituer. Ils semblent même devenir dans les romans verniens les catalyseurs de la pensée parlée, de l’inconscient qui se révèle et détermine tout à la fois destin et réalité par une explosion d’imaginaire. Cet exercice n’a pas comme but final de révéler la pensée réelle de l’homme dans le sens où il n’est jamais pratiqué volontairement, mais inconsciemment. Cela implique que la révélation peut se concrétiser malgré tout. La vision vernienne de cet automatisme présente l’esprit s’imposant de lui-même par moments à l’homme, sans qu’on puisse l’y contraindre de sa propre volonté, et se lie du coup fermement au hasard ; ici, c’est à travers une sorte de passivité inconsciente que le réel véritable voit le jour. Le personnage vernien est alors un véritable « patient » dans l’acception étymologique du mot. Ainsi de Paganel, dans Les Enfants du capitaine Grant : il symbolise le personnage vernien du type « distrait », à savoir un personnage en proie à un naturel « automatique » puisque l’on peut considérer, à la suite de Pierre Janet [20] , la distraction comme une manifestation non contrôlée par la pensée, autant pour l’écriture que pour les mouvements. Cependant, cet automatisme psychique n’est jamais vu négativement par Jules Verne : au contraire, il représente une sorte d’aboutissement du hasard en prenant la forme de mouvements ou d’actes créatifs.
Paganel non seulement n’est jamais en phase avec ses compagnons d’aventures, mais c’est de lui que dépend la totalité du récit : de lui en tant qu’individu agissant certes, mais également par son habitude de faire abstraction sans volonté propre de sa conscience, créant ainsi d’étonnantes correspondances lexicales. Premièrement, s’il se trouve sur le Duncan — le navire de Lord Glenarvan — ce n’est que pur hasard, puisqu’il s’avère qu’il s’est trompé de navire pendant la nuit lors de son embarquement ; dès les premiers échanges de paroles avec Glenarvan, on note qu’il se laisse porter par « les ailes rapides de l’imagination » [21] qui semblent toujours liées à la distraction. Il est singulier de retrouver ici le lien entre distraction et imagination : la première créant la deuxième, il s’ensuit l’accession à une forme nouvelle d’expression. Imaginative, celle-ci dépasse l’état psychique du sujet et se lie au monde de manière à ce qu’il s’applique à une révélation par l’écriture ou le comportement ; la distraction serait in fine le signe de la capacité du personnage à laisser la part belle à son inconscient. Cette capacité pourrait même être transmise : lors de la dernière interprétation du cryptogramme, Paganel assure ses compagnons qu’ils doivent « Oublie[r] autant que possible les interprétations précédentes, et dégage[r] [leur] esprit de toute préoccupation antérieure » [22] pour saisir le sens du document parcellaire. Ensuite, c’est par un jeu d’analogies à la lecture des trois fragments du parchemin qu’il conduit ses compagnons jusqu’à la résolution du cryptogramme et ainsi jusqu’à leur but, l’ilôt Tabor ; Paganel admet à la fin du roman avoir été « bien distrait » pour ne pas s’être rendu compte que le nom qu’il tentait de déchiffrer étant en fait l’appellation orographique d’une île, mais en anglais. Enfin, il pratique une sorte d’écriture spontanée : le géographe tout à la fois résout l’énigme du message d’aide et assure la survie de la troupe des Grant, en écrivant le nom de la Nouvelle Zélande en lieu et place de Twofold-bay en Australie sous la dictée de Glenarvan, moment où l’imagination en feu de Paganel se superpose à la dictée de celui-ci ! [23] La distraction du géographe provoque un afflux d’imaginaire qui se révèle dans le cadre d’une « création » littéraire dont les termes portent en eux le salut commun. L’écriture devient le révélateur d’un état inconscient latent et la pierre de touche du saisissement d’un destin inscrit dans le monde.
L’appellation Twofold de la baie dénote un double-jeu, une double lecture, nom que Jules Verne n’a certainement pas choisi au hasard lorsqu’on sait l’attention qu’il a toujours mise à choisir les noms de ses personnages et des lieux qu’ils visitent : cette baie se situe sur le 37° parallèle que suivent les aventuriers depuis le début du roman et en cela constitue donc la continuité logique du récit. Le lecteur est symboliquement appelé à plier et à déplier le texte (to fold, plier), tout comme il tourne les pages du roman, dont le sens serait amphibologique. Le récit, en l’occurrence, prend un double chemin, guidant d’une part le lecteur et la diégèse dont il dépend vers un lieu entendu et attendu et d’autre part à un nécessaire travail de lecture pour déchiffrer ce qui se trouve sous les mots. Un pliage dû au hasard se trouve être à l’origine de la troisième interprétation que propose Paganel du cryptogramme : alors qu’il rédige la lettre qui deviendra providentielle, ses yeux tombent sur un numéro de l’Australian and New-Zealand Gazette plié. Enfin, l’analogie révélée par ce « hasard » conduit le géographe à écrire Zealand au lieu d’Australie :
Paganel achevait ce dernier mot, quand ses yeux se portèrent, par hasard, sur le numéro de l’Australian and New-Zealand, qui gisait à terre. Le journal replié ne laissait voir que les deux dernières syllabes de son titre. Le crayon de Paganel s’arrêta, et Paganel parut oublier complètement Glenarvan, sa lettre, sa dictée. [24]
Son esprit, captivé par sa récente découverte (un des termes incomplets des parchemins se termine par –aland ce qui constitue la fin du mot « Zélande » en anglais), ne peut alors suivre la dictée de Glenarvan et s’impose à la main. En outre, il n’apparaît nullement dans ce passage une quelconque adresse au lecteur, ou un aparté du narrateur destiné à susciter la réflexion de celui-ci : illusion ou réalité, le narrateur ne semble pas en savoir plus que son narrataire.
La logique que la pensée doit combattre, comme le dit Breton dans le Manifeste du surréalisme, est ici battue en brèche : en effet, celle-ci voudrait que Paganel ne fasse qu’écrire ce qui lui est dicté et précipite ainsi la fin du récit au travers de la capture du Duncan et de la mort de ses amis. D’autant plus que cette modification de la destination du Duncan permet de terminer la diégèse vernienne en guidant les aventuriers vers l’îlot refuge : encore mieux, ce n’est que par l’automatisme psychique de Paganel que les péripéties se terminent, que le « devenir » des personnages se réalise pleinement. En fait, sans cet automatisme, sans cette révélation surréelle, la quête n’aurait pu aboutir. La distraction intervient donc tout autant au niveau de la structure du récit (car le roman ne se construit qu’au hasard des analogies lexicales faites par Paganel suivant un triptyque qui lie les trois parties du roman au trois interprétations du cryptogramme) qu’à l’interne comme clef du destin du personnage soumis à cette expression libérée de l’inconscient. C’est une « distraction […] providentielle » [25] comme le dit Glenarvan, et qui élimine tout à la fois la linéarité du récit et les intrigues du romanesque, puisqu’elle surprend aussi bien le lecteur que les personnages, et même le narrateur ! Ce roman d’aventures et d’énigmes possède un système narratif qui, tout en endossant et abandonnant tour à tour l’omniscience, déploie ce qu’on pourrait appeler des indéterminations exceptionnellement vastes. Tout est en devenir, donc vague et incertain. Le passage recèle même d’autres expressions confondantes, puisque Glenarvan demande à Paganel « par quelle étrange association d’idées, par quelle surnaturelle aberration d’esprit » a-t-il écrit ce qu’il a écrit. Nous ne sommes pas loin, d’ailleurs, avec « surnaturelle », du lexique employé par Breton dans le Manifeste ; [26] quoi de plus normal que le « surnaturel » dans un voyage qui est « extraordinaire » ?
La folie, ou tout du moins la distraction, est le chiffre du cryptogramme, puisque le géographe avoue qu’il « [est] un insensé, un fou, un être incorrigible, et qu’[il mourra] dans la peau du plus fameux distrait ». [27] Une différence est faite par Verne entre le hasard et la distraction : si les personnages pensent d’abord que c’est par hasard que le Duncan se retrouve là où ils sont, ils changent d’avis dès qu’ils apprennent la raison de sa présence sur les côtés de la Nouvelle-Zélande ; en effet, c’est l’imagination de Paganel qui a décidé du sort commun ; la survie n’a pas cette fois dépendu de la bonne volonté divine mais s’agence grâce à cette fertilité distraite du géographe. Enfin, l’imagination possède bien ici un rôle d’ordonnatrice de l’existence.
Les surréalistes menèrent des essais de voyages automatiques — dont ils choisissaient le point de départ au hasard, le pointant sur une carte — censés leur permettre d’atteindre le point sublime. En effet, en 1924, le groupe surréaliste décida de s’essayer à un voyage « pour voir » en Sologne. Pointant le lieu de départ au hasard sur une carte, ils espéraient découvrir le fonctionnement réel de la pensée (et le point sublime par l’exploration de l’espace géographique). Après l’échec de cet essai, il semble que les surréalistes ont reporté sur l’art et sur le voyage intérieur la tâche de découvrir ce point si recherché. Pour Verne, ces aléas de mouvements et d’exploration sont à réaliser à l’intérieur du texte : le monde comme un roman est comparable à une « pelote de laine » que l’on défile ligne après ligne pour en atteindre le centre, ou tout du moins un point haut en sens.
La distraction et les écritures mécaniques chez Verne — 2. Demi sommeil et création littéraire : le journal d’Axel
Dans un autre ordre d’idée, l’explosion d’imaginaire d’Axel créée par l’examen à la lunette de l’espace qui l’entoure, dans Voyage au centre de la Terre, représente la dernière partie de son parcours initiatique. Contrairement à Paganel, qui subit sa distraction, Axel semble être l’initiateur de son écriture, sinon de ses automatismes psychiques. Consciente et désirée d’une certaine manière, la création littéraire d’Axel rend compte du narrateur intradiégétique et homodiégétique comme d’une entité s’imposant au monde. Chaque lecteur du Voyage a en mémoire ce passage grandiose de l’écriture vernienne. L’union de son esprit et du monde est consommée par l’expérience du mélange de son être avec les particules du Néant. S’extrayant de son propre corps, Axel semble se fondre dans son environnement, de façon à découvrir son humanité propre par un jeu de miroirs ; toutefois, son voyage n’est pas consommé dans sa totalité, car il est sauvé in extremis, retenu physiquement par son oncle. L’unicité du moi peut même être remise en question ici. L’intérêt n’est d’ailleurs pas tant ce qui lui arrive que la manière dont l’expérience se passe et par quel médium elle se réalise — le texte lui-même. Plus encore, restant à moitié conscient lors du vol mystique, il décrit ses sentiments sous la dictée de son esprit mais sans la censure de la conscience. Celle-ci n’intervient pas dans le processus rédactionnel de la diégèse, mais laisse place à l’expression de la pensée parlée : « Je rêve tout éveillé, » [28] dit-il. Ce rêve lui permet presque de connaître son origine, par l’évocation « géologique » intrinsèque au lieu qui l’entoure : Axel, au travers de sa rêverie et de sa puissante imagination — ici réellement ordonnatrice de l’existence — remonte le temps. Il ne s’agit pas ici d’un simple rêve cosmogonique, comme on en trouve chez Nerval, avec Aurélia, [29] même si le chemin parcouru est proche.
A l’illusion visuelle du héros se superpose une transcendance temporelle, une analepse qui mène Axel à l’origine de la vie du monde. Progressivement, il va arriver au point où « les siècles s’écoulent comme des jours », et atteindra le moment où la Terre se forme. Le but géographique, point positif du centre de la Terre, se renverse en un point sublime [30] métaphysique, lui-même symbole d’un lieu de l’esprit humain. La révélation qui se fait pour Axel est d’un autre ordre, car elle n’implique pas la réalisation d’une cosmogonie, mais la découverte d’un sens propre à la vie de l’individu, par l’accomplissement d’une unité avec l’espace et le temps dans une dimension paradoxale.
Au centre de cette nébuleuse, quatorze cent mille fois plus considérable que ce globe qu’elle va former un jour, je suis entraîné dans les espaces planétaires […]. Quel rêve ! Où m’emporte-t-il ? Ma main fiévreuse en jette sur le papier les étranges détails. J’ai tout oublié, et le professeur, et le guide, et le radeau ! Une hallucination s’est emparée de mon esprit…
L’état de demi sommeil permet au personnage, grâce à la dictée automatique de sa pensée, de se confondre avec le monde, de capter son propre destin grâce à cette interpénétration réciproque. En effet, cette mer Méditerranéenne représente symboliquement un point sublime. Le temps s’y trouve aboli, le haut et le bas se rassemblent également, l’homme devient le centre de la vie, il semble renouer avec les pouvoirs originels : le réel et l’imaginaire ne font plus qu’un. La prégnance de ce thème dans ce roman permet d’imaginer que cette association paradoxale n’est en rien un hasard, mais une réalisation poétique propre à Verne. Il peut être possible de voir dans les Voyages extraordinaires un essai de découverte du psychisme humain par l’exploration de la terre, apportant une dimension singulière aux romans d’aventures verniens. Les lignes qui forment la diégèse deviennent les catalyseurs par lesquels l’expérience de la lecture initie un voyage intérieur, alors que les personnages le vivent et l’expérimentent. Les Voyages extraordinaires ne sont pas à lire à la manière d’un guide scientifique et orographique de la surface et des profondeurs de la terre, mais sont à appréhender à l’image d’une cartographie psychique, dont les buts seraient d’aboutir au point sublime.
Le deuxième temps de l’écriture spontanée dans Voyage au centre de la Terre intervient à un moment extrêmement particulier de l’aventure qui est la tempête, symboliquement autre point sublime du roman. Axel, les sens troublés tout à la fois par les bruits et les lumières, confronté à la mer unie au ciel — l’horizon n’existe plus —, ne peut que coucher automatiquement ses pensées et ses émotions sur le papier, d’une main fébrile. Il semble que ce soit par instinct qu’Axel reste capable de saisir ce qui lui arrive et de comprendre l’environnement dans lequel il se situe ; il relate par écrit ce qui lui arrive ; si le texte ne fait pas mention d’un état psychique particulier, on peut imaginer que c’est sous le coup d’une intense émotion — celle liée à l’exposition aux risques que comporte une tempête en mer — qu’Axel n’est pas toujours capable d’écrire. Il signale lui-même à l’approche de l’orage qu’il se « sen[t] particulièrement impressionné, » [31] et ses émotions, de même que la précipitation des événements et leur dangerosité font qu’Axel ne peut écrire sinon « machinalement ». [32] Au radeau qui flotte sur une mer bouillonnante font écho les questions qui surnagent à l’esprit du héros : « Où sommes-nous ? » [33] tout d’abord, puis « Où allons-nous ? où allons-nous ? » [34] martelée anxieusement ; l’incertitude du narrateur s’attache moins à l’aspect géographique qu’au futur des individus car cette inquiétante interrogation est celle qui guide en fait Axel, tout comme le patient surréaliste : de la jointure du haut et du bas résulte l’explosion d’un imaginaire déconcertant, et un mode d’écriture automatique devient seul à même de laisser affleurer la réponse : c’est le désir qui guide Axel. N’en est-il pas de même au tout début du roman, lorsqu’Axel et le professeur cherchent à déchiffrer le message codé ? En effet, l’expérience réalisée révèle le désir d’Axel : la « phrase quelconque » qu’il « jette » sur le papier n’est rien moins qu’une déclaration d’amour adressée à Graüben. [35] Il ne le fait pas autrement qu’inconsciemment, ou tout du moins sans le savoir, puisque c’est à son « étonnement » qu’il voit la phrase recomposée par le déchiffrage de son oncle. [36]
C’est dans cette même tempête que les clairs-obscurs jouent un rôle important. En effet, par miroitement ou par éclairs et par ombres s’affichent les mots d’Axel qui recouvrent une vérité éclatante :
[Ici mes notes de voyage devinrent très incomplètes. Je n’ai plus retrouvé que quelques observations fugitives et prises machinalement pour ainsi dire. Mais dans leur obscurité même, elles sont empreintes de l’émotion qui me dominait, et mieux que ma mémoire elles me donnent le sentiment de notre situation.] [37]
D’une écriture machinale — et qu’est-ce qu’une écriture machinale sinon une écriture qui n’est pas régie par la conscience ? — surgissent des éléments que la mémoire elle-même ne peut saisir. L’imagination dans son plus vibrant mouvement garde intrinsèquement une valeur révélatrice et conduit à la résolution de la triple interrogation — « Où allons-nous ? » — posée en trois jours, et concernant en cela trois personnages. Quelques lignes pointillées viennent entrecouper le récit d’Axel et conduisent en fait, point par point, au but — la grève — où les héros peuvent enfin se reposer : le texte agit alors en tant que ligne conductrice, renouvelant la métaphore littéraire qui projette la diégèse comme étant l’aventure par excellence. D’ailleurs, une fois le point sublime traversé, l’atmosphère se calme, et « le ciel et la mer s’étaient apaisés d’un commun accord » [38] à l’instar de l’écriture qui retrouve, suivant les mots du narrateur, l’aspect qu’elle avait « comme devant » [39] et Axel retrouve même ses esprits. Cette écriture spontanée préfigure l’unité du monde et de l’homme ; en effet, le récit sans limite et sans censure actionne l’être profond d’Axel et lui donne à saisir la réponse à son triple questionnement. Celle-ci est initiatique, car elle conduit Axel vers la sortie, et son discours pourrait laisser croire qu’il devient fou ; en fait, le voyage extérieur — physique — qui est une visite de la Terre devient un voyage intérieur, de l’esprit. La perte de contrôle du narrateur est la représentation diégétique de l’essai d’exploration du psychisme humain : en traversant les artères de la Terre, on parvient ainsi à l’inconscient du monde et de facto, par l’unité recouvrée, de l’homme. L’imagination n’est alors plus uniquement celle du narrateur, mais celle de l’auteur : la cartographie du monde suit le dessein de découvrir le fonctionnement de l’esprit humain ! Ce n’est plus la représentation intratextuelle de la diégèse (soit le Journal de bord pour Voyage au centre de la terre) qui forme l’aventure du héros, mais bien le récit premier. D’une aventure extraordinaire l’on passe à une aventure du texte.
On pourrait donner un sens amoureux à cette expérience métaphysique d’Axel. De manière fréquente la découverte et le passage par un point sublime chez Verne se manifestent par une réflexion sentimentale : le désir que nous évoquions précédemment recouvre alors une profonde signification. Le vis-à-vis qu’offre le miroir du monde révèle l’attente primordiale et les inquiétudes latentes du personnage. Son désir n’est ici rien autre que de retrouver la surface, d’établir enfin un lien entre lui et sa promise, Graüben. En l’occurrence, cette thématique revient fréquemment dans les Voyages extraordinaires, comme dans Le Rayon vert, où le rai de lumière du soleil couchant surpris — et désiré par la jeune femme comme un passage obligé avant son mariage — par les deux héros permet de connaître les réelles inclinaisons amoureuses qui les habitent : le futur de l’individu scintille par les feux de l’amour, représentation du destin des personnages (les lieux emblématiques de cette métaphore de reconstruction sont placés sous le signe de la lumière). L’accession à un point précis du globe, qui serait alors métaphoriquement un lieu de l’esprit humain, au travers de l’écriture, permet la reconnaissance de son être, de sonder sa propre réalité.
Dans Voyage au centre de la Terre, l’élément romanesque et scriptural est prégnant et indélébile de la quête du savoir : si la fatalité semble s’acharner sur les héros, le Professeur prétend ne pas céder face aux éléments, ni même reculer d’une simple ligne :
[…] les éléments conspirent contre moi ! l’air, le feu et l’eau combinent leurs efforts pour s’opposer à mon passage ! Eh bien ! l’on saura ce que peut ma volonté. Je ne céderai pas, je ne reculerai pas d’une ligne, et nous verrons qui l’emportera de l’homme ou de la nature ! [40]
L’imagination toute puissante de l’homme qui désire percer les mystères du monde, et ce faisant les siens propres, s’examine à la ligne près. Qu’il y ait ici une expression proche de la littérature n’est pas anodin. Elle prend pour notre propos une valeur supérieure : proche de l’espace littéraire, elle est la mise en abîme de l’aventure poétique. Le repli est toutefois interdit, il faut avancer ligne après ligne dans le récit afin d’en découvrir sa finalité ; les héros décident de s’arc-bouter contre les mots et les font sauter à la dynamite pour en révéler les secrets intimes, de la même manière que l’on force les portes et les couloirs de la Terre. La linéarité du récit n’existe justement pas dans ces méandres intratextuels où, une fois de plus, c’est la ligne qui sert de guide. Et si celle-ci intervient à ce moment, c’est aussi elle qui donne l’impulsion première, grâce au hasard, à l’aventure. La découverte fortuite de la clef du cryptogramme (il est simplement à lire en miroir) du Voyage au centre de la terre se fait par automatisme. Axel, « en proie à une hallucination » s’évente « machinalement : » [41] apparaît alors le texte parfaitement lisible du document.
Il est frappant qu’Axel, pendant sa rêverie première au bord de la mer Méditerranéenne, s’avance vers l’eau au point de s’y noyer mais est sauvé. Aurait-il fallu qu’Axel se noie pour que l’expérience initiatique se fasse entièrement ? Les Aventures du Capitaine Hatteras nous permettent peut-être d’y répondre : là, le point sublime est le pôle Nord, où Hatteras découvre un volcan et à l’intérieur duquel il veut se précipiter ; mais il est, lui aussi, sauvé au dernier moment ce qui provoque sa folie, au contraire d’Axel qui reste sain d’esprit. L’accès à ces lieux emblématiques déclenche une sorte de perte de l’esprit, d’automatisme singulier. La différence entre les deux personnages est principalement l’écriture spontanée que pratique Axel pendant son rêve: exutoire, elle capte la surcharge émotionnelle et la libère, révélant son désir profond.
Jules Verne imaginait d’abord une fin catastrophique pour les Aventures du Capitaine Hatteras dans laquelle le personnage éponyme se jetait dans le Volcan, mais on sait qu’il avait dû la changer sur la demande d’Hetzel : du coup, Hatteras devient fou, ce qui équivaut à une mort métaphorique (puisque selon les termes de Clawbonny, le médecin d’Hatteras, « sa raison est morte ») et sa folie devient l’indicateur que le point sublime est atteint. Le remaniement de la fin des Aventures du capitaine Hatteras est ainsi éclairé d’un jour nouveau. En fait, Hatteras serait presque ici victime d’une anhédonie [42] à la William James. [43] La fonction de la folie reste à être définie : serait-ce une marque de résolution de la quête du pôle Nord ? Nous serions en tous cas enclins à repousser l’idée qui verrait en la folie une sanction infligée à l’homme qui dépasse les limites fixées comme dans le cas de Prométhée. Au contraire, cette folie serait à considérer comme la continuation de l’expérience. Une fois rentré le capitaine Hatteras passe son temps à marcher en direction du Nord [44] alors même qu’il haranguait ses hommes en leur disant que « le salut était au Nord ».
Axel écrit et manque se noyer tandis qu’Hatteras devient fou : la spontanéité de la pensée qui se manifeste le plus simplement dans un point sublime (centre de la Terre pour l’un, pôle Nord pour l’autre) est la représentation latente d’un système diégétique ; la folie d’Hatteras est alors un moment évanescent de la capacité du héros à entrer en contact avec la pensée humaine réelle, et elle en devient même un présage « funeste » pour ses compagnons. Je ne peux m’empêcher de citer le passage tant il est poétique et éloquent :
Hatteras le balançait d’une main. De l’autre, il montrait au zénith le pôle de la sphère céleste. Cependant, il semblait hésiter. Il cherchait encore le point mathématique où se réunissent tous les méridiens du globe, et sur lequel, dans son entêtement sublime, il voulait poser le pied. [45]
Le pôle devient bien alors un point sublime pour reprendre les termes de Jules Verne où tous les contraires se rassemblent, et où l’esprit veut séjourner. Relevons le champ lexical des extrêmes : « zénith », « pôle », « point mathématique », « réunissent tous les méridiens », « sublime » ; tout comme les lignes dessinées sur le globe par les méridiens, ces mots dirigent le lecteur vers le point sublime. La métaphore littéraire se fait jour, comme si souvent chez Verne : les lignes tracées sur le globe — méridiens, latitudes, lignes végétales ou humaines — servent à guider les personnages, le lecteur et même le narrateur vers l’union totale des opposés qu’est le point sublime. Ici, le pôle nord regroupe l’ensemble des lignes, créant un point sublime littéraire (puisqu’il n’apparaît que dans la diégèse) au travers d’un point géographique inatteignable ; ainsi, le récit surpasse la réalité en en permettant l’accès. Hatteras, au bord du pôle, montrant du nadir au zénith (centre du ciel, point d’acmé de la course du soleil dans le ciel) le pôle du soleil, dessine presque lui-même de sa main un trait reliant les pôles des différents astres, de haut en bas. Idem pour le Voyage au centre de la terre dont les galeries souterraines, je l’ai déjà dit, et les nombreux réseaux de couloirs peuvent être comparés à l’écriture qui tente d’atteindre la psyché humaine. Qui plus est, puisqu’il est fait mention ici de voies, le nom du héros transpire par paronomase sa propre volonté de voyager vers un but précis avec un « axe » - la route - et « elle » - Graüben, sa promise - (Axel). L’impossibilité d’accéder au point géographique nécessite sa réalisation littéraire. L’homme se fait écrivain en traçant des traits sur l’ensemble du monde, traits qui convergent toujours vers un point sublime.
Conclusion
Deux exemples, deux expériences différentes mais qui atteignent le même apogée : le « point sublime ». Que ce soit grâce à la distraction de Paganel ou des écritures mécaniques d’Axel, la chape translucide qui recouvre le monde devient transparente et laisse entrevoir le destin des individus répondant ainsi à la question : « Où allons-nous ? » Et même si, comme pour les surréalistes, c’est a posteriori — d’une manière certaine, c’est à chaque fois le cas - que l’on comprend la signification du signe suscitée par une explosion d’imaginaire, les automatismes psychiques qui conduisent les personnages est à admettre comme l’assomption d’un niveau supérieur de conscience de l’homme qui lui permet d’anticiper ou d’illuminer sa vie par la création scripturale. Les formes d’expressions suscitées par la distraction ou un mécanisme automatique chez Verne sont à l’origine d’une poétisation du monde. Il s’avère nécessaire d’être soumis à certains moments à un automatisme psychique, comme Paganel ou Axel, pour saisir pleinement l’expérience de la vie. Jules Verne, dans les limites de l’exercice romanesque auquel il s’attelle, parvient à construire une réflexion liant automatisme psychique (sous les formes que nous connaissons maintenant, à savoir la distraction et les écritures mécaniques) et connaissance de soi et du monde ; Axel se surprenant lui-même à écrire qu’il aime Graüben parvient grâce à un usage mécanique de la pensée à découvrir quels sont ses sentiments réels de la même manière qu’il résout l’énigme du parchemin qui le conduira au final à épouser Graüben, tout comme Paganel atteint tout à la fois l’expression du destin de être propre et de celui de ses compagnons.
Etonnamment, l’espérance formée par André Breton de voir dans l’écriture automatique et dans toute forme d’automatisme psychique la possibilité d’atteindre le fonctionnement réel de la pensée par l’expression imaginaire poétique trouve un écho dans les Voyages extraordinaires, mais avec une différence notable : la finalité de sa réalisation dans ceux-ci propose un schème interprétatif de l’esprit humain qui ne peut être saisi que dans le cadre d’une « distraction » non désirée par la volonté personnelle. Au contraire des surréalistes, le sujet ne cherche pas à se placer dans un état qui lui permette d’atteindre son objectif mais se propose seulement de vivre au hasard des événements la révélation de son propre esprit.
Dans les deux cas présentés, le récit débute par la trouvaille d’un parchemin — dans le ventre d’un requin ou dans la boutique d’un juif — dont le déchiffrement se fait par distraction ou par un quelconque mouvement mécanique. Ces deux trouvailles sont l’expression du désir du personnage : célibataires au départ, Paganel et Axel se marient à la fin du récit ; les aventures de la distraction et des écritures mécaniques n’ont, semble-t-il, d’autres buts que de permettre aux personnages de découvrir leur destin et de le consommer. Le personnage vernien ne peut d’ailleurs saisir la raison de cette trouvaille qu’a posteriori, une fois toutes les épreuves passées : c’est Graüben qui s’écrie qu’Axel est un héros et n’a donc plus à la quitter, c’est Arabella qui d’abord montre ses sentiments à Paganel, dont le mariage est la « dernière distraction ». [46] Ainsi, l’homme devient capable de réaliser ce que les choses et le monde portent en eux ; l’imaginaire devient une assomption du réel et projette celui qui y est soumis dans son propre futur.
La prise en compte de cette « distraction surnaturelle » qui ouvre aux personnages l’accès à une dimension supérieur de la conscience humaine permet d’établir un réel intertexte ; qui plus est, si l’on considère que les voyages réalisés par ces explorateurs sont le reflet à la surface du globe d’un voyage intérieur à la recherche du « point sublime », alors ces brefs moments d’expérience surnaturelle que vivent Paganel et Axel sont les points de jonction entre le rêve et la réalité, portes ouvertes sur l’inconscient humain. Ce qui reste fondamental chez Jules Verne lors de ces démarches introspectives est que la question s’articule non pas autour de ce que le personnage représente pour le monde mais autour de ce que représente le monde pour le personnage : il est l’image de sa propre conscience et se teinte du X de l’inconnu, à savoir comprendre l’existence de l’homme. [47] Le voyage dans le monde, par un jeu savant de miroirs, est un voyage dans son propre esprit. Les romans des Voyages extraordinaires deviennent ainsi un milieu d’expérimentation — n’est-ce pas le propre du genre ? — où l’automatisme psychique peut être évalué et essayé sous différentes formes.
L’intertexte présent entre Verne et Breton pose la question de la philosophie vernienne. S’il est vrai qu’un faisceau logique de démarches narratives et intellectuelles forme, en filigrane, l’armature des Voyages, alors Verne n’est pas juste, et de loin, qu’un auteur de romans d’aventures. Enfin, si Breton désire que « l’imagination soit l’ordonnatrice de l’existence », Verne n’avoue-t-il pas avoir toujours eu le « goût pour les récits dans lesquels l’imagination se donne libre carrière ? ». [48] Et quoi de plus imaginatif que le récit mécanique — automatique — de la traversée d’une mer tempétueuse ?
NOTES
- Mourier-Casile, Pascaline, André Breton ou la Mère Moire, Paris : PUF, 1985. ^
- Mourier-Casile, Pascaline, André Breton, explorateur de la mère-moire, Paris : PUF, 1986. ^
- Ibidem, p. 133. ^
- Ibid., 4e de couverture et p. 133. ^
- Ibidem, p. 137 « Blanc taché de noir, le plumage du harfang des Indes noires ; blanches effilées de noir, les ailes du fou de Bassan d’Arcane 17 : l’oiseau de nuit et l’oiseau de mer ont un point commun. » ^
- Ibid., p.12 : « A vrai dire, le problème ici n’est pas de recherche des sources […]. Si source il y a, ce sont celles de l’imaginaire, plus que celles qui ont […] présidé […] à la réécriture intertextuelle. » ^
- Ibid., p. 228. ^
- Hale, Terry et Hugill, Andrew, "The Science is Fiction : Jules Verne, Raymond Roussel, and Surrealism", in Smith, Edmund, Verne, Narratives of Modernity, Liverpool : Liverpool University Press, 2000, pp. 123-141. ^
- Ce terme est défini par Breton dans le Manifeste comme étant une sorte de réalité absolue : « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire. » Breton, André, Manifeste du surréalisme, Paris : Gallimard, coll. de la Pléiade, t. I, 1999, p. 319. Pour la traduction anglaise, voir Seaver, Richard and Lane, Helen R., Manifestoes of Surrealism by André Breton, Ann Arbor : University Of Michigan Press, 1972. La définition de ce terme n’est rien que moins clair. En un sens, la surréalité serait l’ensemble des objets corrélatifs des actes psychiques appartenant à la zone « interdite » : il n’y a pas, par exemple, de désir tout court, mais seulement désir de quelque chose. Le siège de la surréalité serait donc l’esprit du sujet imaginant. ^
- Breton, André, Manifeste du surréalisme, p. 316. ^
- Breton, André, Manifeste du surréalisme, p. 328. ^
- Janet, Pierre, L’automatisme psychologique, 1889. Jean Starobinski dans La Relation critique (éd. Gallimard, 1970, pp. 325-326.) présente Janet comme ayant fortement influencé Breton. ^
- Breton, André, "Le Message automatique" in Point du Jour, Paris : Gallimard, Œuvres complètes, t. II, pp. 385-386, « C’est dire que pour nous la question de l’extériorité de — disons pour simplifier — la « voix » ne pouvait se poser. » ^
- Cf. Breton, André, Les Champs magnétiques, Paris : éd. Gallimard, coll. de la Pléiade, Œuvres complètes t. I, 1988. ^
- L'attitude réaliste dans l’existence, « hostile à tout essor intellectuel et moral (…), faite de médiocrité, de haine et de plate suffisance », est figurée dans le Manifeste du surréalisme par Anatole France, p. 313. ^
- Breton, André, Manifeste du surréalisme, p. 328. ^
- Ibid. p. 326. C’est Breton qui souligne. Rappelons aussi que pour Breton, la pensée n’est pas autre chose que la langue elle-même : « Il m’avait paru, […] que la vitesse de la pensée n’est pas supérieure à celle de la parole, et qu’elle ne défie pas forcément la langue, ni même la plume qui court. » op.cit, p. 326. ^
- Voir par exemple "Eclipses" in Les Champs magnétiques et ses variantes (Paris : éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres complètes t. I, 1988, p. 1153 ssq.). ^
- Verne, Jules, Les Enfants du capitaine Grant et Aventures de trois Russes et de trois Anglais. ^
- Janet, Pierre, L’automatisme psychologique, 1889. ^
- Verne, Jules, Les Enfants du capitaine Grant, Paris : Hachette, Les Intégrales Jules Verne, 1977, p. 41. ^
- Verne, Jules, ibid., p. 483. Verne n’était pas anglophone, même si cela n’exclut pas que ce choix fut réfléchi. Serait-ce, au contraire, un de ces hasards dont les surréalistes sont friands ? ^
- En 1798, le 7 octobre, deux navires commandés par George Brass et Matthew Flinders, le Norfolk et le Nautilus, avaient pour mission de reconnaître les côtes de la Tasmanie et de vérifier si celle-ci était rattachée à l’Australie. Ils découvrirent et nommèrent la baie de Twofold. Le nom du deuxième navire y serait-il pour quelque chose ? ^
- Verne, Jules, Les Enfants du Capitaine Grant, Paris : Hachette, 1994, p. 333. Nous soulignons « par hasard ». ^
- Verne, Jules, Les Enfants du Capitaine Grant, Paris : Hachette, 1994, p. 471. « Je reconnais que votre distraction a été providentielle. » ^
- Breton, André, Manifeste du surréalisme, p. 327 : « le supernaturalisme employé par Nerval ». ^
- Ibid. p. 471. ^
- Verne, Jules, Voyage au centre de la Terre, Paris : Hachette, 1926, p. 247. ^
- Nerval, Gérard de, Aurélia in Œuvres complètes, éd. Jean Guillaume et Claude Pichois, Paris, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», t. 3, 1993. I, 5 ; p. 706 ssq. Voir aussi : Jeanneret, Michel, "Vers l’orient. Sur la mobilité des signes dans Aurélia", in : Clartés d’Orient. Nerval ailleurs., Paris : Ed. Laurence Teper, 2004, pp. 15-29. Nerval reste, pour Breton, celui qui « posséda à merveille l’esprit dont nous nous réclamons » in Breton, André, Manifeste du surréalisme, p.327. ^
- Butor, Michel, "Le point suprême et l’âge d’or à travers quelques œuvres de Jules Verne", in Arts et Lettres, n° 2, 1949, pp. 3-31. ^
- Verne, Jules, Voyage au centre de la Terre, p. 267. ^
- Ibid., p. 272. ^
- Ibid., p. 273. ^
- Ibid., p.273. ^
- Ibid., p. 23 ; « Axel, jette une phrase quelconque sur ce bout de papier […] » et p. 24, « Je t’aime bien, ma petite Graüben ». ^
- Ibid., p. 24 ; « Et mon oncle, à son grand étonnement, et surtout au mieux, lut : […]. » ^
- Ibid., p. 272, Paris : Hachette, 1926. C’est nous qui soulignons. ^
- Ibid., p. 277. ^
- Ibid., p. 276. ^
- Ibid., p. 285. C’est nous qui soulignons. ^
- Verne, Jules, Voyage au centre de la terre, Paris : Hachette, 1926, pp. 28-29. « J’étais en proie à une sorte d’hallucination ; j’étouffais ; il me fallait de l’air. Machinalement, je m’éventai avec la feuille de papier […]. » ^
- L’anhédonie est un symptôme médical dans certaines pathologies psychiatriques qui est caractérisée par l’incapacité du sujet à ressentir des émotions positives lors de situations de vie pourtant considérées comme plaisantes. ^
- Psychologue et philosophe américaine. Sa conception de l’expérience des émotions passe par l’idée que le sentiment des changements corporels immédiatement consécutifs à la perception d’un fait excitant est constitutif de l’émotion. James, William, La théorie de l’émotion, trad. par Georges Dumas, Paris : L’Harmattan, 2006. ^
- Verne, Jules, Aventures du capitaine Hatteras, Paris : Folio, p. 655 : « Le capitaine Hatteras marchait invariablement vers le Nord. » ^
- Verne, Jules, Aventures du capitaine Hatteras, Paris : Folio, p. 636. ^
- Verne, Jules, Les Enfants du capitaine Grant, p. 501. Les mots sont entre guillemets dans le texte original. ^
- Verne, Jules, Clovis Dardentor, Paris : Hachette, coll. Les Intégrales, 1992, ch. II. ^
- Verne, Jules, Monna Lisa suivi de Souvenirs d'enfance et de jeunesse. Paris, L'Herne (coll. "Confidences"), 1995, 112 p. ^