Verniana — Jules Verne Studies / Etudes Jules Verne — Volume 2 (2009–2010) — 203–208
Submitted November 30, 2009 Published December 30, 2009
Proposé le 30 novembre 2009 Publié le 30 décembre 2009

Le Tour du monde en quatre-vingts jours — édition de William Butcher

Jean-Pierre Picot

 

Jules Verne. Le Tour du monde en quatre-vingts jours. Paris, Gallimard (coll. Folio, no 4934). Edition présentée, établie et annotée par William Butcher. 2008, 416 p.


La parution de cet ouvrage dans la collection Folio classique chez Gallimard est un événement. Voici la première fois que le récit le plus universellement célèbre de Jules Verne paraît sous la forme d’une véritable édition critique, établie et annotée par un vernien « de l’étranger », et de surcroît en une collection de poche.

William Butcher ne s’est pas contenté ici de traduire en langue française l’édition dont il avait accompagné, voilà une dizaine d’années, sa traduction en anglais du Tour du monde : c’est tout un travail nouveau et inédit que le lecteur francophone a ainsi à sa disposition, et c’est aussi un Tour du monde nouveau. [1]


    

Les trois éditions (1995, 1999 et 2008) du Tour du monde en anglais traduit et annoté par William Butcher

Il arrive un moment où, après des décennies de lectures de Jules Verne, et des décennies de lectures critiques sur Jules Verne, on est parfois tenté de céder à un certain fatalisme, et de croire qu’il n’y a plus grand-chose à dire sur notre auteur. Et puis, chacun de nous, universitaire, amateur, chercheur, a sûrement rencontré une ou deux fois dans sa vie une personne ne se gênant pas d’affirmer que, après la parution de sa thèse, ou de sa biographie, ou de sa « somme », il n’y avait plus rien à trouver de nouveau !

L’édition de William Butcher [2] apparaît donc non seulement comme un événement, elle est aussi une cure de jouvence : voici un Jules Verne tout neuf, et voici un Tour du monde débarrassé des mythes et légendes pour analphabètes, débarrassé des agressions perpétrées contre lui par les psychanalystes, les occultistes, les « astrologistes », les structuralistes, les néoscientistes, les postpavlovistes et tant d’autres spécialistes en –istes qui oublient tout simplement que Jules Verne est un écrivain, et un vrai.


C’est donc en écrivain qu’il faut le traiter, et non en prétexte à produire des sous-produits comme des timbres-poste ou des assiettes décorées. Le traiter en écrivain suppose que l’on se reporte aux manuscrits s’ils existent, que l’on compare les différentes éditions, que l’on relève et que l’on corrige les coquilles, errata et orthographes fautives ; que l’on cherche les sources et les références explicites et implicites ; que l’on interroge le va-et-vient entre auteur, éditeur, illustrateur d’où le texte revient modifié, embelli ou mutilé ; que les encyclopédies, revues, récits de voyages, almanachs et journaux soient passés au crible afin de repérer quelle part ils ont eu — admiration, imitation, innutrition comme disait du Bellay dans sa Défense et illustration — dans la genèse du texte [3. Il faut aussi s’interroger sur le statut des « produits dérivés », non pas les foulards Jules Verne ou les stylos-billes Phileas Fogg, mais bien d’éventuelles adaptations, novélisations, simplifications ad usum populi : et là, il se trouve que pour le Tour du monde, il y a deux pièces de théâtre, l’une avant, l’autre après.

Il faut avoir l’élégance de ne pas se vouloir exhaustif, et d’ouvrir des pistes, de signaler des hypothèses, et de laisser du travail pour les autres, par exemple pour les étudiants qui, lisant par hasard ou par choix ce petit Livre de poche à la couverture superbement évocatrice recevront le choc en plein intellect, et accueilleront la révélation dont beaucoup s’obstinent encore à douter : Verne est un écrivain, c’est une Californie, c’est un Klondyke, et il faut que les chercheurs d’or s’y précipitent pour creuser et extraire les pépites d’or qui y sont cachées. Et, ajouterons-nous avec perfidie, il y a au moins soixante volumes en plus à prospecter.

Le Tour du monde en quatre-vingts jours est un chef-d’œuvre à redécouvrir. Voici une œuvre tout en os et tout en muscles, sans un atome de graisse : pas une phrase inutile, pas une digression superfétatoire, pas d’enlisements descriptifs : c’est un mouvement à l’état pur, c’est un work in progress impeccable où l’on chercherait en vain la moindre « prolepse », id est la moindre révélation anticipée. C’est le récit du hic et nunc absolu, c’est le récit du projet au sens étymologique, c’est le récit de la dimension héraclitéenne de l’individu mise à l’épreuve. Comprenez : je suis ici maintenant, il faut qu’au plus vite cet ici et ce maintenant soient ailleurs et le plus loin devant possible, et je n’existe que parce que je suis une trajectoire. On verra bien une fois revenus à Savile Row…

Mais nous n’en sommes pas encore partis. Les pages 7 à 26 sont occupées par une Préface de William Butcher qui, d’emblée, donne le ton : « Jules Verne n’a plus besoin d’être présenté. […] Or, malgré ces progrès, le roman classique sans doute le plus populaire de tous les temps reste encore inconnu ». C’est à une exploration toute scientifique de ce roman que nous convient les premières lignes, et l’on aura pu voir, déjà, p. 6, certains des véhicules qui permettront cette exploration : une Liste des abréviations, où l’on remarque, outre les BSJV, Gallica, MdF ou MER obligés [4], un TM1 et un TM2 énigmatiques à première vue. Mais on l’a déjà compris : il s’agit du « premier manuscrit » et du « second manuscrit » du roman.

Et voilà en partie pourquoi cet ouvrage nous donne un sentiment de nouveauté et de dépaysement des plus JulesVernistes : sa lecture est fondée sur une approche génétique (avec l’hommage qu’il mérite à Philippe Scheinhardt [5] et sur une approche encyclopédique : William, ou plutôt Bill, a lu tous les livres, à l’instar du moi de Stéphane Mallarmé, mais il n’en est pas triste pour autant : bien au contraire, il va deviner, de TM1 à TM2, quels mystères de la chair — car cette Aouda, vraiment, c’est une belle femme ! — recèlent les non-dits de Jules Verne, si aisément amateur du crypto-érotique.

Donc, la Préface est neuve, et nous invite à une lecture neuve. Édouard Cadol est réhabilité, et d’Ennery remis à sa place ; le TM en tant que problème de topologie expérimentale est exposé avec clarté : linéarité, loxodromie, homéomorphie espace/temps. Et puis, si l’on n’avait pas compris, Passepartout a un faible pour Aouda – et ne serait-il pas tenté par le voyeurisme, ici ou là ? Et puis, en véritable universitaire qu’il est, Bill repère à merveille en quoi la « psychologie » mise en œuvre dans le TM révèle une inattendue convergence de Verne et de Zola, au-delà de celle repérée par Jacques Noiray à propos des machines [6]. Phileas est-il une mécanique ? Fonctionne-t-il à l’électricité ? Est-ce qu’il pense ? A-t-il un inconscient qui le mène par le bout du… par le bout du quoi, au juste ? Si vous vous souvenez avoir été diversement impressionné par l’éblouissante parabole satirico-politique de Stanley Kubrick, A Clockwork Orange [7], vous ne trouvez pas que les Longs-Nez du cirque Batulcar chez qui Passepartout s’engage le temps de tout faire dégringoler, sont affublés d’un accoutrement qui annonce curieusement celui l’Alec et des trois malfrats qui l’assistent ?

Mais il y a plus : c’est que William Butcher est l’un des personnages du Tour du monde, et comme tel il en connaît le secret. Écossais de Hong Kong, il y vit et y travaille depuis longtemps ; plus longtemps qu’il ne l’avoue, peut-être, car comme les vrais verniens, Bill ne vieillit pas et reste éternellement adolescent : et c’est pourquoi, à défaut d’être l’un des deux témoins, il a très probablement assisté au mariage civil de Fogg et d’Aouda, lequel, d’après le TM, a eu lieu… à l’endroit précis où la montée se mue en descente, où le départ se mue en retour, de Londres à Londres : à Hong Kong, et c’est dans les manuscrits ; et Verne ou bien n’a pas retenu cette version, ou bien, pour lui-même, a tenu caché ce mariage « de convenance » en supposant qu’il se trouverait peut-être quelque lecteur sagace pour lire entre les lignes des ch. XVIII-XX. La morale est sauve… et l’on peut commencer la lecture du roman.

Après avoir lu l’éclairante préface de Bill Butcher, on est tout prêt à croire que c’est lui l’auteur véritable du Tour du monde. Et l’on arrive à la dernière ligne, p. 335 : « En vérité, ne ferait-on pas, pour moins que cela, le Tour du monde ? », superbe mot de la fin, et si dramaturgique dans sa tonalité « baisser de rideau ».

Mais il nous reste à faire le tour du dossier qui vient alors, de la p. 341 à la p. 412, même si, en cours de lecture, l’on n’aura pas manqué de se reporter régulièrement aux Notes, p. 375 à 404. Et ce dossier réserve aussi beaucoup de nouveautés : une chronologie de la vie de Verne, puis, dans la Notice, une chronologie de l’œuvre, puis la révélation d’une ébauche de 500 mots, « Un Anglais de haute distinction », suivie par les examens des sources encyclopédiques, le relevé des diverses coquilles infligées au texte vernien par les éditions successives, le traditionnel dossier bibliographique, etc. : en somme, en un simple livre de poche, une édition universitaire rigoureuse et exigeante, qui nous offre de plus nombre d’extraits des manuscrits raturés ou non ; enfin, l’Index des noms propres sans lequel le lecteur de bonne foi se retrouverait perdu en pleine jungle.

D'où vient ce sentiment de nouveauté ? D’abord, de la Chronologie qui résume la vie de Verne d’une manière inattendue, alimentée qu’elle est par le travail de biographie accompli précédemment par Bill Butcher. Les légendes s’évanouissent (« 1839. […] Le garçon fait une fugue, peut-être pour chercher le capitaine Sambin, à bord de l’Octavie, long-courrier à destination des “Indes” ». Ouf ! C’en est fini de la Coralie et du collier de corail !), des vérités sortent du puits (« 1855. […] Fréquente des maisons de passe ». « 1828. […] Prudent Allotte de la Fuÿe, négrier célibataire »). Il y a aussi une vigoureuse mise au point quant aux interférences roman/pièce de théâtre, qui conclut à la nécessité de reconnaître la part de Cadol dans la genèse du récit ; et puis il y a les notes, qui à elles seules méritent l’acquisition de ce Folio classique n° 4934 : non, Bill n’a pas recopié et paraphrasé les précédentes éditions du TM, non, il a tout repris à zéro ; et les 30 pages de notes (jusqu’à 5 notes par page du récit) se muent à elles seules en texte vernien : érudites, encyclopédiques, exhaustives parfois et toujours instructives : que l’on soit en Indes, à Hong Kong (c’est évident), ou chez les Mormons, tout est élucidé, expliqué et décrypté, mais en laissant intact le désir du lecteur d’aller voir par lui-même : allusions à Stendhal, à Hugo, à Lesage ; épopée sanskrite, nids d’hirondelles, traités géographiques de Strabon, d’Arrien ou d’Artémidore à propos de la mer Rouge ; et puis Bill Butcher ne cherche pas à masquer ses incertitudes d’un quelconque argument d’autorité : p. 169, par exemple, pourquoi les Chinois âgés ont-ils le droit de s’habiller en jaune, eux qui le sont déjà ? Trois hypothèses sont énoncées, aucune n’est privilégiée.

À cette édition pour amateur désargenté, il ne manque même pas les illustrations, et l’on retrouve avec bonheur Passepartout à dos d’éléphant, Passepartout en albatros à long nez, Aouda conduite au sacrifice, Aouda au bras de Phileas, et Fix qui a déjà la physionomie d’un Aristobulus Ursiclos (cf. Le Rayon vert).

Et lorsque l’on arrive au bout de ce Tour du monde en 412 pages, on n’a qu’une envie : c’est de repartir, et de relire le livre intégralement depuis le début : Bill nous a transformés en Sindbad le Marin, pour qui chaque retour à Bagdad est un deuil, chaque nouveau départ de Bagdad une résurrection.

Un événement, donc. Certains verniens du type utopistes bienheureux ont lancé voilà déjà quelques années le projet, pharaonesque s’il en est, d’un « corpus vernien » intégral. Je leur souhaite bon courage. Cette édition du TM par Bill Butcher apparaît d’emblée comme le modèle que se devrait de suivre la publication de chaque volume : il n’y a donc qu’à faire la même chose, multipliée par 60 ou 70. Le seul problème sera de trouver 60 ou 70 Bill Butcher, et cela, ce sera le plus difficile !

NOTES

  1. Jules Verne, Around the World in Eighty Days. New York, Oxford University Press, World's Classics, 1995, 252 p.
    Jules Verne, Around the World in Eighty Days. New York, Oxford University Press, World's Classics, 1999, 258 p.
    Jules Verne, Around the World in Eighty Days. New York, Oxford University Press, World's Classics, 2008, 248 p. ^
  2. Jules Verne, Le Tour du monde en quatre-vingts jours. Edition de William Butcher, Illustrations par de Neuville et L. Benett. Paris, Collection folio classique no 4934, octobre 2009, 414 p., ISBN : 978-2-07-035775-8. ^
  3. Joachim du Bellay, poète français du seizième siècle, appartenant au groupe dit de la Pleïade, a publié en 1649 un manifeste intitulé Deffense (sic) et illustration de la Langue française dans lequel il établit un programme permettant de renouveler la poésie et la langue nationales, à partir de la pratique des écrivains grecs et latins. Trois étapes s’imposent au poète : 1) la traduction en français de ces écrivains ; 2) l’imitation des poèmes de langue française des dits écrivains ; l’innutrition, c’est-à-dire l’imprégnation de l’intellect et de l’imaginaire du poète par les modes de pensée et de créations des modèles choisis. Chacun a pu faire cette expérience : lorsque l’on a passé des années à s’imprégner de l’oeuvre d’un écrivain, on finit par deviner ses processus intérieurs de création. ^
  4. BSJV : Bulletin de la Société Jules Verne, Gallica est le site de la Bibliothèque nationale (BN) française, MdF : Musée des familles, MÉR : Magasin d'éducation et de recréation. ^
  5. Philippe Scheinhardt, Jules Verne. Génétique et poétique (1867-1877), thèse de doctorat, Sorbonne nouvelle-Paris III, 2005. ^
  6. Jacques Noiray, Le romancier et la machine. L'image de la machine dans le roman français (1850-1900). Jules Verne - Villiers de l'Isle-Adam. Paris, Librairie José Corti, 1982, 424 p. ^
  7. Stanley Kubrick, A Clockwork Orange. Film de Warner Bros. sorti le 2 février 1972, basé sur un roman de Anthony Burgess, publié en 1962 avec le même titre. ^

 

 

Jean-Pierre Picot (jean-pierre.picot5@wanadoo.fr) enseigne depuis 1992 la Littérature générale et comparée à l’Université Paul Valéry de Montpellier ; il a été en poste quatre années (2001-2005) à l’Université de Gabès (Tunisie) dans le cadre d’un détachement auprès du Ministère français des Affaires étrangères. Ses premières études verniennes sont parues en 1978 dans le Bulletin de la Société Jules Verne (“Le Jeu subversif et souriant de Kéraban-le-Têtu”) et peu après dans le n° 3 de la série Jules Verne des Lettres modernes (“Véhicules, nature, artifices”), revue qui était à l’époque dirigée par François Raymond. Il a fourni, depuis, diverses études à ces deux revues : en 2009, il a dirigé le n° spécial du Bulletin de la Société Jules Verne n° 169-170 consacré au Centenaire de la disparition d’André Laurie ; il a consacré une étude à la scène du cimetière de l’île Antekirtta dans “Mathias Sandorf”, qui doit paraître dans la prochaine livraison (n°9) de la Série Jules Verne à présent dirigée par Christian Chélebourg.

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